Jacques Josse | Sur la route àbord d’une Cadillac 46

Un jour d’automne, en fin d’après-midi, la photo d’une longue berline parme, une américaine stationnée près d’un bloc de rochers rouges qu’on aurait cru sorti d’un décor de western, une voiture bombée et rutilante avec àson bord un conducteur qui, vitre baissée, me dévisageait en souriant, s’est soudain mise àbriller sous l’ampoule. C’était, pleine page, la couverture de l’une des éditions du livre Sur la route dans lequel je plongeai tout de suite, prenant mes aises, affalé pour plusieurs heures sur le siège arrière de la Cadillac 46, laissant aussitôt, sans m’en douter, un large pan du dix-neuvième siècle poétique s’effondrer derrière moi.

Cela a duré deux nuits entières. Absent d’ici. Parti pour cause de voyage illicite. Naviguant loin des fenêtres aux volets clos. Loin des litières. Loin du vent qui ne cessait de hurler dans le noir. Loin des branches basses qui heurtaient les tôles du garage. Loin des deux hommes entrevus longeant, le matin même, le mur d’une porcherie en poussant une brouette dans laquelle gisait, tête pendante et gorge sanguinolente, un cochon au ventre déjàentaillé... J’étais entraîné dans un roulis qui n’avait rien àvoir avec celui de la mer mais qui y ressemblait pourtant, par son rythme, sa force motrice, sa façon de capter tous les fragments de vie, de voix, d’écume, de les attraper au vol durant d’interminables traversées, des bars de Denver aux prairies de l’Ohio en coupant par San Luis Obispo ou par les venelles cabossées près des cimenteries de Permanente, pour les rassembler, en gerbe, en leur insufflant assez de mouvement pour que le liseur, mordant, se mette, gueule ouverte, àhapper avec avidité quelques bouffées du souffle ample qui s’échappait du livre. Celui qui tenait les manettes, qui actionnait le tempo, le « Â beat  », ce son unique et tonique, swinguant entre long poème débridé et équipée sauvage en territoire littéraire non identifié, c’était Jack Kerouac. Assis àla droite du chauffeur, dans l’une ou l’autre des nombreuses voitures qui leur permettaient de sillonner le continent américain d’ouest en est et du nord au sud, c’est lui qui annotait, qui écrivait, qui racontait en n’omettant pas le moindre détail des périples, péripéties, arrêts brusques, dérapages contrôlés et coups d’accélérateur qui secouaient sans ménagement le lecteur. Il venait de pénétrer avec fracas dans ma mansarde.

« Â Chicago la géante rougeoya devant nos yeux. On fut tout àcoup àMadison street parmi des hordes de clochards, certains vautrés dans la rue avec les pieds sur le bord du trottoir, d’autres par centaines grouillant aux entrées des bars et dans les ruelles.   »

Il sortait de nulle part. Débarquait d’une station service isolée en plein désert ou d’une gare désaffectée où il avait pu piquer un somme sous la bâche d’un camion abandonné làpar des marchands de bestiaux. Il n’arrivait pas seul. Outre Neal Cassady, l’as du volant qui roulait constamment pied au plancher, un tas d’énergumènes surexcités, certains, tels Allen Ginsberg et William Burroughs, solidement accrochés àl’écriture, àcondition que celle-ci veuille bien épouser les battements d’un cÅ“ur capable d’augmenter ses pulsations en cadence, une flopée de flâneurs adeptes des tours d’horloge passés àfumer, àboire, àlire, àéchanger et àtaper sur le clavier déglingué d’une mythique Underwood, s’égayait àses côtés, me donnant le tournis et reléguant momentanément au second plan mes dix mètres carrés d’espace intime.

16 mai 2013
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