Édith Msika | Quand la page se vide (ou : Le chien-loup Jasmine)

Le premier terme, μῆνις / mễnis, qui veut dire « colère »,
est toujours employé pour qualifier une colère divine, funeste.
Achille est le seul mortel dont la colère
soit appelée μῆνις dans tout le corpus homérique.
C’est bien cette colère inhumaine qui est le thème-clef de l’épopée.

 


Je suis en colère. C’est une telle colère qu’elle ne peut pas se dire. Se marmonner à la rigueur. Se marcher en cent pas, une colère en va-et-vient, une colère de souffle court fulminant. Une colère fulminante. Ma colère n’est pas extrême, pas pire, pas démesurée, elle est au-delà de cela, parce qu’elle n’est pas.
C’est moi qui suis, en colère. Je suis en colère. La bêtise environnante a atteint une telle dimension que je suis terrassée, que je rampe en hurlant, bien qu’aucun son ne sorte de ma bouche. J’ai su hurler, il me revient que j’ai su, ou pu, articuler de longs hurlements.
Ma colère, aujourd’hui est extrêmement policée. Elle est surtout ambulatoire, je fais les cent pas avec elle, encombrante, et ne sais où la balancer. Par le balcon ? Par la porte sur le couloir ? Par la fenêtre ? Par le téléphone ? Rien ne convient. Je finis par la rentrer, c’est compliqué comme manipulation de rentrer sa colère, la mienne.
Je cherche rien, rien des mots ne convient, rien du ton ne va, rien des réactions.
Je suis contrite, je me restreins, je sombre dans un mouchoir, comme une vieille abeille.
Ce sont des mots. Ma colère, si toutefois ma colère, mon je suis en colère, l’ensemble de cette proposition, mon je suis en colère se déplace, fulminant, dans un espace de pièces. Je suis un fauve, je ne me pense pas comme fauve, je ne devrais pas être dans cet espace, je n’y suis pas, je m’évade, je ne suis plus là, je fuis sans ma colère, je la sème, zig-zag, je la dépasse, je la meurs.

Ma colère la dire. Faiblement l’écho du pire, faiblement rentrée, masquée, la discipliner à pas de loup.

Pourtant rien n’est possible, aucun son ne sort de ma gueule ouverte, j’ai beau cracher des infections, tourner les yeux furieux, mon collier me gêne, je gronde, j’aboie mais personne ne m’entend.
Dans ma niche, je vois passer de temps à autre trois petits enfants, une fille et deux garçons. Ils ont les genoux visibles, des petits pantalons courts, la fille a souvent un tablier. Ils sont maigres. Je gronde, je sais qu’elle a peur, elle accélère le pas, parfois elle veut me regarder mais je montre les crocs. Je retrousse les babines, je fais mine de m’élancer, mais je suis attaché, je ne sais pas si elle le sait.
C’est l’hiver, il fait froid, j’ai le bout du museau qui gèle, je suis le chien-loup qui fait peur, je ne sers qu’à ça. La petite fille se trompe souvent sur mon compte : elle rêve qu’un renard vient sous son lit, je ne la détrompe pas, je continue à grogner, comme mon maître m’a appris.
La petite fille apprend d’autres choses, sûrement. Si je savais ce qu’elle sait, ce qu’elle apprend, peut-être que je cesserais de grogner.

Ma colère pourquoi cesserait-elle ? Une sorte de furie m’a pris, une furie absolument calme, pratiquement invisible, pratiquement sans signes extérieurs. Le renversement de quelques objets même m’a paru vain, les gestes brutaux abscons, j’ai séduit une fourchette, la serrant, la tordant, la vilipendant. Mais je ne suis pas une Pièta, je ne sais même pas ce que c’est, je ne sais rien. J’ai jeté la fourchette, me suis assise, relevée, et j’ai continué mon va-et-vient.

Trop inexact, votre version est trop inexacte, dit le procureur en jouant avec son stylo tandis qu’un rayon de soleil pâle traverse harmonieusement la pièce. Les personnages que vous mettez en scène se ressemblent lamentablement toujours tous.
Nous sommes faits de structure, ne croyez-vous pas ?
Et sa colère disparaît brusquement tandis qu’elle prend une pose avantageuse pour énoncer que son sentiment l’a quittée, même pas, qu’il n’a jamais existé.
Décroisant les jambes, puis les recroisant, tapotant le bord du bureau, le procureur réfléchit
puis finit par dire ceci : vous taquinez trop la vérité
comment ça, je ?
oui vous en jouez trop, vous prenez des libertés avec la vérité, vous ne pouvez pas vous dédire sans arrêt, vous devez, avec la vérité, rester véritable
véritable comme une andouillette véritable ?
oui, en quelque sorte, si vous restez véritable, vous aurez quelque chance de vous en sortir.

Je devrais rentrer en moi-même, après avoir longuement marché pour vider ma colère, marché n’est pas au passé, c’est un faux passé : je marche et j’écluse cette colère qui est mienne. Marcher, c’est en ce moment-même ce qui m’occupe, dans des villes du Nord et de l’Est, exclusivement. L’Ouest et le Sud, je les laisse à ceux qui ne sont jamais en colère, à ceux dont la colère ne sort pas.
Marchant, je parle et malheureusement j’explique de nombreuses choses qui devraient rester secrètes, parce que personne n’a à les savoir. Mais je pense toujours que quelqu’un devrait savoir ce que cette colère recèle, sa genèse, même si je l’ignore, sa structure, sa couleur, sa forme, ses manifestations précoces et tardives, son actualité, son devenir, son histoire.
Mais rien. Rien ne peut la développer, mon langage est pauvre comme un caillou sec et gris, de forme banale (pas même un galet roulé par le ruisseau qui garderait encore trace humide de son voyage), de hocher ma tête comme impuissante et navrée, ça devient quand même rien, mais c’est ma colère, ce rien devenu.
Discerner des motifs, je le pourrais, marchant me levant, essentiellement sur ce fait : me levant marchant. Et récalcitrant aussi.

Ce temps qui passe, si vite ; cette image d’une femme à la mâchoire convaincue, rejetant vite ses cheveux du côté opposé, au regard clair, à l’énonciation précise, m’a mise en colère.
Je traque l’exemple, mais j’ai beau le traquer, je ne recueille au fond de mes paumes qu’un peu de poussière agglutinée de fils laineux dont il serait présomptueux que je pensasse me débarrasser vite. Qui reste, qui reste collée, dangereusement, comme les pensées me traversant, inutiles, non chassées, stagnantes, sombres. Il n’y a plus aucun échappatoire, plus aucun désespoir, aucun étonnement, ma colère est crue comme une morue : je la considère, la goûte, grimace, recrache. J’ai perdu les outils qui la feraient exister, je ne sais qu’en faire, comme ceci.

Ma colère, comme ceci, comme cela, ma colère ma maladresse, mes faux-mouvements, mes inexactitudes, jurons, invectives, invectives mentales. Le sentiment de ma colère se glisse dans la peau d’un idoine à le maintenir.
Au chaud, le sentiment se contorsionne dans les tuyaux d’un corps et, faisant corps, éclot sous la forme d’un prénom : Jasmine.
Bonjour.

A la niche, les mots, avec la laisse en place.
Gronde, le chien-loup attaché.

 


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25 avril 2013
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