Lucie Taïeb | Orlando

Chez nous les livres ne traînaient pas. À vrai dire, rien ne traînait. La lecture, comme nos autres activités, était entourée d’un certain nombre de consignes précises et bienveillantes. Il ne fallait pas lire dans l’obscurité, ni la tête en bas, lire en voiture risquait de donner la nausée. Il fallait, avant tout, « respecter les livres ». « Respecter les livres », c’est-à-dire : ne jamais corner les pages des livres, ne jamais écrire dans les livres en utilisant autre chose qu’un fin crayon de papier, ne jamais retourner les livres (pour ne pas en abîmer la tranche) et : ne pas laisser traîner les livres (sur le fauteuil du salon, sur le frigo, sur le rebord de la baignoire, dans les toilettes, ou pire encore : par terre).


Tout livre emprunté dans la bibliothèque parentale, où se côtoyaient les livres de mon père et de ma mère, devait être systématiquement remis à sa place après la lecture. Aucune distinction n’était faite entre les beaux livres, qui m’impressionnaient le plus, et les livres de poche – une seule règle : respecter les livres. Outre les livres « en accès libre » dans la bibliothèque, il y en avait d’autres, ceux de la chambre de mes parents, qu’ils étaient en train de lire ou voulaient, pour une raison ou pour une autre, avoir auprès d’eux. Ceux de ma mère étaient alignés sur le radiateur, à côté du lit. Je n’étais pas censée y toucher. Parmi eux, je m’en souviens : Corky, de Joyce Carol Oates. Et Orlando. Puis nous avons déménagé.
Un été, quelques années plus tard, j’ai lu Orlando. Est-ce qu’on peut expliquer ce qui se passe, quand il se passe vraiment quelque chose ? Un autre été, j’ai (re)trouvé Mrs Dalloway, que je n’avais jamais lu. J’ai emporté le livre avec moi, et il côtoie à présent mes livres de chevet, ceux que j’ai déjà fini de lire mais qui n’ont pas de place précise dans les étagères, ceux que je garde auprès de moi. C’est un Livre de Poche, paru au 4e trimestre 1961. La tranche était un peu décollée, j’ai mis un morceau de scotch.

26 mars 2013
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