Rendre à César 

De Fantômette à Bérénice.

En 1968, j’ai cinq ans, à l’école maternelle de Croissy-sur-Seine j’apprends à lire dans un livre de classe à couverture vert pomme - je me souviens de La case de l’Oncle Tom - les dessins en noir et blanc , les petites habitations rondes à toits de paille. Il n’y a pas de livre pour moi à la maison, quelques 45tours oui, Blanche-Neige,Les Fées, Le Petit Chaperon-rouge , je les écoute souvent et souvent j’ai peur.

Mon père travaille aux usines Neiman, il fabrique des Neiman, je comprendrai plus tard qu’il s’agit d’anti-vols pour voiture.
Ma mère aussi y a travaillé depuis l’âge de 16 ans jusqu’à ses 20 ans environ.
Aux usines Neiman, les ouvrières sont plus nombreuses que les ouvriers : 65%.
En 1970, ma mère est pompiste pour la station essence d’une grande-surface à Croissy-sur-Seine, elle retrouve une amie d’usine perdue de vue depuis quelques années, une jolie jeune femme aux boucles brunes, désormais mariée à Georges Chaulet qu’elle nous présente.
Georges vient à la maison avec des livres roses. Quand nous lui rendons visite chez lui, il me donne aussi des livres : au sous-sol de sa maison, il y a une pièce aux murs de briques apparentes sur lesquels courent des rayonnages de livres classés par couleur et par taille : roses pour les petits livres, fins et hauts pour les bande-dessinées.
Georges ne parle pas comme les autres adultes, il n’est jamais sérieux, il ne dit pas « viens à table, ne mets pas les doigts dans ton nez, comment s’appelle ta maîtresse ? ». Il fabrique des avions en balsa et les fait voler, il fait la sieste, il préfère manger des saucisses et de la purée plutôt que les plats du dimanche et écrit sur une très grosse machine-à-écrire : clap-clap-clap, ziiim quand elle va à la ligne.
Il me donne des livres intitulés Le Petit Lion (Le Petit Lion Premier Ministre, Le Petit Lion Astronaute, Le Petit Lion se Fâche) : le petit lion est au service d’un roi imbécile, le Grand Yaka. Georges lit en prenant la voix la terrible voix du Grand Yaka : « invente-moi une machine à donner des coups de bâton sans se fatiguer ». Le Grand-Yaka, bien avant la Papamobile, possédait une yakamobile ! Le Petit Lion est né un 33 février, il se nourrit de croissants produits par un arbre du jardin et doit satisfaire tous les caprices du Grand-Yaka. Il s’appelle Titus.
Il est amoureux d’une souris qui s’appelle Bérénice qui, par peur du Grand-Yaka, se cache dans une potiche.

Georges me lisait Le Petit Lion, j’avais sept ans. Titus et Bérénice confectionnaient des bateaux en papier de différentes couleurs, ils ne se voyaient qu’en cachette du Grand-Yaka.

J’ai au moins deux fois sept ans, je lis Bérénice de Racine, et je me souviens du Petit Lion. Le rire et la tristesse se mêlent, l’enfance est étrangère :

« Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?
Que le jour recommence et que le jour finisse
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,
Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ? » 
 

« Cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie » (Préface de Bérénice)

Je ne sais pas à quel César rendre quoi.

Savoir pour la première fois et par un lion et une souris de bibliothèque rose que les textes et les histoires indéfiniment se réécrivent. Avoir éprouvé autant de plaisir, enfant, à entendre la grosse voix du Grand Yaka à moustaches et les silences de Bérénice dissimulée dans une potiche et à lire, solitaire et plus âgée, les vers poignants de Racine ; porter, superposés, le rire et la tragédie.

Je ne sais pas aujourd’hui à quel César rendre quoi comme je ne sais pas comment dire que la disparition de Georges Chaulet est une immense page qui ne veut pas se tourner.
Dans les aventures pour enfants du Petit Lion, des 4AS ou de Fantômette, personne ne meurt. Comme dans Bérénice, chez Racine - l’étrange tragédie sans mort au cinquième acte.
L’article de Thomas Clerc, maître de conférence en littérature contemporaine à Paris X et écrivain, intitulé Fantômette, l’antihéroïne de mon enfance, paru le 1er novembre dernier dans Libération, commence par ces mots : « Un bon génie méconnu vient de disparaître, Georges Chaulet, l’auteur de Fantômette ». Oui, mais justement, moi je le connaissais, le « bon génie » ! Thomas Clerc poursuit : « En littérature enfantine, l’auteur s’efface plus encore que dans la littérature adulte. Les enfants sont d’excellents lecteurs parce qu’ils sont structuralistes : l’œuvre est pour eux sans origine, seule compte la fiction et son univers autonome ».
C’est sans doute vrai, mais je n’ai pas les moyens de le vérifier. Pour moi, il y a l’œuvre et l’origine, il y a Titus, Bérénice, Fantômette et Georges : il mangeait des saucisses et de la purée le dimanche.

Voici un inédit de Georges Chaulet, une lettre du 2 juin 1943 – Georges a onze ans ! - à son professeur de Sciences Naturelles, en classe de Sixième au lycée Lakanal de Sceaux :

« Monsieur,

Une ancienne et respectable coutume veut, qu’en fin d’année, un discours soit fait aux professeurs, mais aujourd’hui, et pour suivre un exemple qui nous vient de haut, je raccourcirai ce message (…)
Nous n’avons certainement pas tout retenu, en particulier les formules dentaires et le nombre de crosses aortiques des divers poissons que nous avons étudiés (...)
J’aurais voulu être un poète comme Homère, Phèdre, Horace, Cicéron, Salluste, Lucrèce, Virgile, Térence, Sénèque, Ovide, Tacite, Boileau, Hugo, Chateaubriand, Lamartine, Musset, afin de pouvoir, sur une lyre bien accordée, chanter les louanges des Sciences Naturelles ; mais hélas, que suis-je dans le monde !

(…)

23 novembre 2012
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