Incipit liber

1. Ainsi, cher voisin, vous êtes le pistolet à plomb noir dans la chambre de cet immeuble dressé au milieu d’un immense champ de ruines, de déblais, de déconstructions, de reconstructions, au terme desquelles on voyait la mer.

Les désarçonnés [1]

2. Ainsi, cher Otto Lidenbrock, vous repassez par l’éruption pour faire l’irruption même.

Renaître

3. Ainsi, chère femme de l’ancien âge, tu ne cherches pas à atteindre la vieillesse, la richesse, la quiétude, tu cherches à attendre vivante la nuit.

Revivre.

4. Ainsi, cher monsieur des Dames, vous écrivez faute de tuer, d’aimer, de chevaucher et de vivre.

Survivre

5. Ainsi, cher Körkarlen, vous errez, vous sortez, vous franchissez, vous fuyez, vous conduisez la charrette le sexe dressé.

Partir

6. Ainsi, cher viking, vous êtes désarçonné non loin de votre ferme entre le volcan et la mer et vous trouvez le paysage du fjord si beau que vous préférez mourir tout de suite.

En beauté.

7. Ainsi, cher crapaud sans cérémonie, tu gonfles à la moindre piqûre, tu avales ta bave et tu chevauches ton hydropisie.

Épanchement d’amphibien

8. Ainsi, cher philosophe de la rue de la rue de la Rousselle, vous sentez le froid de la mort s’infiltrer dans l’épaisseur des murs de l’oratoire. Vous écrivez. Vous renaissez.

Essais

9. Ainsi, cher promeneur, vous apercevez le ciel, quelques étoiles et un peu de verdure et cette sensation est un moment délicieux. Vous êtes mort.

Contemplation

10. Ainsi, chère endormie, tu as quitté ton uniforme, te voilà nue, sans rôle et sans fonction dans ton rêve. Tu es ravie en extase.

Satisfaction

11. Ainsi, chère concordance des temps, vous savez faire avec la coordination des états, l’une meurt en état d’extase, l’autre fait état de son livre princeps.

L’histoire

12. Ainsi, cher Zelig, tu trouves que je ne suis pas finie moi aussi.

Métamorphoses

13. Ainsi, cher Querido Poeta, tu es un chat qui préfère les gouttières aux salons, une feuille qui tombe aux aéroports, un fil de vierge aux autoroutes à péages. Je t’aime ainsi.

La fol’amor

14. Ainsi, chère madame Merteuil, vous complotez et ce n’est pas de la roupie de sansonnet, c’est plus que lire dit le poète qui en sait long sur la question car son sonnet est désarçonné.

15. Ainsi, cher Odilon Redon, le jour vous dessinez des visages apparus la nuit les yeux clos et vous vous en débarrassez en les fixant sur le papier.

Sol y sombra

16. Ainsi, cher artiste, vous perdez la vue, vos yeux grands ouverts ne voient plus rien, vos paupières tombent sous les lettres de votre ancien nom.

Sermon LXXI

17. Ainsi, cher cheval de Turin, vous regardez un vieux philosophe humilié et frappé par ses pensées qui a un air si douloureux que vous courrez vers lui pour l’embrasser.

Renversement

18. Ainsi, chère fée Mélusine, vous êtes ma lointaine aïeule, mon père est né à Chalais.

Émerveillement

19. Ainsi, cher chapitre XLIV, le sujet de la scène est sans anecdote et
le crayon tombe dans le cahier. Je lis désarçonnée à présent.

Le cheval du temps

20. Ainsi, cher cheval blanc, vous franchissez ma gorge dans le sens du temps.

La fiancée du vent

21. Ainsi, cher pinceau, la seule chose que tu demandes au Jaune de Naples c’est qu’ il ne prenne pas la place de ton soleil.

Peintures.

22. Ainsi, chère mère, je te trouve, je te tue, je te mange.
Je te trouve bonne. Peu à peu la satiété passe, ma bouche s’enflamme. Je te digère et je te défèque sur les pages de ton cahier noir que je recopie mot à mot.

Remords

23. Ainsi, chère statue, tes lèvres sont si minces qu’elles ne desserrent pas les dents.

Facebookforum

24. Ainsi, chère Nelly Dean, vous êtes le tiers qui rend visible la scène qui donne mon prénom.

Roman maternel

25. Ainsi, cher élève désobéissant, tu n’oublies pas le monstre qui a coupé les mains de ton père en en faisant des images de télévision. Tu craches sur l’écran.

Tumulte

26. Ainsi, cher Cœur de soi, je ne te découvre pas, je ne te dévêts pas, je ne te déchausse pas mais je ne te laisse plus parler les paroles des autres qui me font mal.

Silence

Victor Sjöström, The Wind, 1928
(photogramme)

19 septembre 2012
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[1Pascal Quignard, Les Désarçonnés
(Dernier royaume VII)
, Grasset, 2012.