Pedro Kadivar | Trente-neuvième nuit d’été

Pedro Kadivar sur remue.
Vidéos de sa résidence à l’Odéon-Théâtre de l’Europe.


 

À commencer par reconnaître que nous sommes fragiles. Nos dents se brisent au frottement des rochers et notre peau s’effrite dans le hâle avant même que nos yeux ne s’aveuglent dans un face-à-face si bref soit-il avec le soleil. Notre colonne vertébrale ne tient debout que par l’imitation des arbres et notre front se ride au premier deuil. Notre estomac ne supporte pas ce que mangent si allégrement les animaux terrestres, rhinocéros et grenouilles, et digère mal les épices d’autres planètes. Notre cœur saigne au cri d’un adieu, nos yeux s’emplissent de larmes quand s’annonce l’amour, nos reins éclatent en tombant d’une falaise, nos poumons se noient au contact de l’eau, et notre amour-propre s’écroule au premier obstacle mathématique.

À commencer par savoir cela et savoir que ce savoir est lui-même fragile, troué d’heures où tu te crois solide et éternel. Et que ces trous sont aussi des moments d’existence qui ne manquent pas moins de vérité.

À commencer par ceci et partir le soir dans les hauteurs pour inaugurer l’obscur. Avancer dans les arbres sachant qu’à chaque instant la chute est possible. Au bord du gouffre. L’égratignement de la peau par les branches, le visage hachuré de sang. Rompre le pain. Partir dans la nuit et s’y reposer le temps de revenir à son corps. Se lever, les dents sont toutes encore là et la colonne vertébrale tient debout. De là il faut respirer. Où es-tu à présent ?

Commencer par se reconnaître fragile et se projeter dans l’Histoire. Sachant que la chute est à tout moment possible. Une chute mortelle. Traverser l’Histoire malgré tout, et observer que ton ciel s’étend bien au-delà de ta tête, de ton toit, et voir au loin, voir seulement.

Marcher avec ta fragilité, respirer avec, sauter, danser avec elle, puisqu’elle bouge si bien, si légère, si agile. Rien de plus ferme, de plus solide en toi. Elle au moins est un être fidèle, toujours présent en toi. À elle au moins, à ta propre fragilité, tu peux vouer une confiance sans faille, puisqu’elle est elle-même sans faille. À la tienne, et aux nôtres. Tu peux au moins avoir confiance en la fragilité de tout homme. Cet endroit en tout homme où il se fait le reflet de son semblable. Ce point d’infini en tout homme. Cet espace infime où l’homme se multiplie et rejoint tous les hommes depuis le premier. Cette écorchure où l’individu est irrévocablement collectif.

À commencer par reconnaître ta fragilité. Édifier ta vie sur cette reconnaissance. Il n’y a pas de fondation plus solide, sache-le.

Et laisser l’Histoire se précipiter sur toi, au risque de te rendre encore plus fragile. Qu’importe.

On dit que la fragilité d’un homme lui survit, qu’elle continue à traverser la nuit, à s’étendre sur les continents, qu’une fois l’homme mort, sa fragilité ne connaît plus le temps, ne connaît ni nom ni pays et survole librement tous les archipels.




À Dominique Dussidour, José Morel-Cinq Mars et Patrick Chatelier, pour leur accompagnement chaleureux pendant ma résidence à l’Odéon-Théâtre de l’Europe durant la saison 2011-12.

30 août 2012
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