Crevasse

Premier roman de Pierre Terzian.


Il a toujours vécu plus ou moins en retrait. Préfère rester anonyme. Se plante devant un miroir déformant et y repasse quelques épisodes d’une vie qu’il juge tout à fait ratée en s’apostrophant avec vigueur. Cette introspection ravageuse est devenue sa principale occupation. Il se parle à la deuxième personne du singulier. Remonte le cours du temps. Démarre myope et déjà perdu dans les maquis de l’enfance.

« Petit t’avais en tête qu’il fallait tout avaler : le père, la mère, l’absence de distraction, l’horizon coupé. Tu la fermais. T’avais peur. Tout le temps. Tu regardais les lignes. Tu cherchais des lignes, des courbes, des trucs ronds, des fuites possibles. »

Plus tard, adulte, cela ne s’arrange pas. Difficile de choisir et de trouver (son travail, son domicile, sa sexualité) quand tout en soi tire à l’instinct et à la tentation de déjouer les règles en vigueur, sur un coup de tête ou de cœur. Il a, de plus, un sens inné de la dispersion que son baromètre intérieur ne semble pas apprécier. Pour un oui ou pour un non, celui-ci chute à toute vitesse, la température de l’être devenant glaciale et l’espoir de réchauffement proche du néant.

« Tu peux marcher. T’es pas le premier zombie à vouloir passer inaperçu dans le quartier. T’es comme un immigré fraîchement arrivé, t’as la dalle et des secrets. Mais toi t’es un drôle d’oiseau, t’as pas besoin de manger, tu cherches pas de job, t’as pas de photos de la famille restée au pays. Tu regardes les autres travailler et comme t’as le ventre vide, t’as pas trop la capacité de penser. »

Le mal être de cet homme qui passe à côté ou à travers, qui aurait aimé être un autre (un brillant, du genre Eddy Merckx ou James Dean) est sans rémission. Pierre Terzian, qui est par ailleurs metteur en scène de théâtre, donne vie à un itinéraire implacable, mené tambour battant, sans le moindre temps mort. En empilant de courts chapitres haletants, bâtis à coups de phrases incisives, de vraies rafales, il va droit au but et alimente avec efficacité la belle soufflerie qui fait chanceler ce personnage qui a un faible pour la montagne. Elle l’attire. L’écarte radicalement des autres. Lui procure un peu de calme. Il apprécie sa hauteur, sa blancheur, son silence. « Tu sais que t’as les Alpes pour essayer de vivre. »

« Il y a un endroit où t’es sûr d’être au-dessus des nuages. D’abord, ils t’escortent. Six heures de caillasses. Puis ils disparaissent. La lumière se couche dessus, en lignes épaisses. Elle vient trancher le ciel sous tes pieds. Une bassine de lumière. Une récompense avant de redescendre. Surplomber le gris dans la lumière rose. »

L’endroit paraît idyllique. Il surplombe une impeccable crevasse. En s’y jetant, il est quasiment sûr de réussir au moins une chose : sa sortie de scène, en retrouvant, loin des regards, ces limbes qu’il aurait tant aimé n’avoir jamais quittées.


Pierre Terzian : Crevasse, Quidam éditeur.

18 janvier 2012
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