Jean-Marie Barnaud | Un rêve

L’été 2011, Jean-Marie Barnaud nous a confié cet extrait d’un travail en cours pour la revue.
Premier texte de « Remonter le fleuve  » - première partie : « Une vie en rêves  » -, « Un rêve  » s’intitule maintenant « 1975  ».
L’Effigie et autres carnets, recueil où on le relira, vient de paraître aux éditions L’Amourier.
Lire l’entretien avec Jean-Marie Barnaud.


 

Il entend celle qui se tient debout au pied du lit, sur sa droite ; il entend sa voix, il croit qu’il reconnaît sa silhouette, il lui trouve toujours autant de piquant, mais c’est comme un long et tumultueux trajet pour l’atteindre, un trajet par-dessus le désert que fait ce drap blanc, qui est, qui doit bien être, il s’en étonne, le drap des morts ; il l’a reconnu aux précieuses initiales brodées sur le revers où il a déjàvu reposer, croisées et noueuses, bien des mains de marbre tenant le crucifix ; le trajet suit la courbe du corps, qui est bien le sien sous le drap des autres, des autres, c’est cela qu’il se dit, et donc il est maintenant cet autre-là, et donc il est bien mort ; mais il ne voit pas ses mains, il aimerait savoir si elles sont blêmes elles aussi, savoir si son nez et sa bouche sont pincés, il ne voit que la petite dune que fait son ventre et plus loin les deux îlots blancs de ses pieds qui ne remuent pas quand il le veut.

Mais il se dit aussi que s’il était mort, il ne pourrait ni voir ni entendre, ni se parler àlui-même ; et pourtant s’il ne distingue pas bien ce qu’elle dit là-bas au pied du lit, c’est qu’elle parle bas comme on fait dans la chambre des morts ; mais en même temps, ce qui l’étonne, c’est précisément qu’elle parle, sa voix ne hoquète pas, coupée par les sanglots, or c’est ce qu’on attendrait, ce qu’on pourrait espérer, d’une femme dont le mari vient de mourir, si jeune, oui, quarante ans peut-être, il ne sait plus tout àfait son âge.

Sans doute il y a maldonne ; tout doucement il respire, il entend au-dehors les familiers du jardin, les geais et les pies qui se disputent la place et souvent s’agressent d’une voix criarde ; au-delà, c’est le passage des voitures sur le chemin, en haut ; rien n’a bougé des frontières du monde, et si les volets sont mi-clos c’est sà»rement qu’il fait très chaud, il pense qu’on est en été.
Et donc il continue de penser.

Témoignage de sa mort certaine : sur la table de nuit qu’on a libérée du grand foutoir des livres, et même de la lampe et du radio-réveil, son certificat de décès, signé par le médecin de famille, le docteur Claudel ; depuis le temps qu’il le connaît, ce paraphe au bas des ordonnances, il lui fait confiance, bien plus qu’àaucun autre, et pas seulement pour la tranquille bonhomie qui habille ce médecin-là, apparemment jamais décontenancé par la répétition des mêmes misères confiées àsa sagacité depuis tant d’années – et ce n’est pas sans honte, comme àchaque fois, qu’il pousse maintenant la porte du cabinet médical pour s’entendre dire, paternellement : Qu’est-ce qui vous arrive ?, àquoi justement, et voilàbien la honte, il n’a jamais su jusqu’àprésent quoi répondre ; rien de nouveau hélas, c’était toujours la même misère médiocre, celle qui sans doute aura fini par le tuer, s’il est bien mort comme le montre la scène présente ; et il tourne sa langue dans sa bouche, mais décidément il ne peut rien dire, il bafouille, il ne peut demander pourquoi l’autre a ainsi certifié sa mort, et il le regarde sans mot dire, tenant la feuille dans sa main.

Et il se rappelle aussi pourquoi ce n’est pas seulement la bienveillance du docteur Claudel qui l’attache àlui, c’est aussi bien sà»r que ce nom-là, Claudel, confère àqui le porte une grâce d’état, une garantie de bon sens ou de science, quelque chose de l’autorité du bicorne, de l’épée et des passementeries de l’habit d’Académie, toute la solennité des Grandes Odes et des ambassades, comme si le fait de s’appeler Claudel pouvait corriger les déficiences de jugement, du même mouvement que celui qu’autorise l’embonpoint bourgeois, lyrique et boursouflé qui efface les bassesses familiales ou littéraires, l’abandon consenti de Camille et les embrouilles de la NRF.
Et avec ça, s’entend-il penser, n’empêche qu’en plus de tout, le plus souvent, ce Claudel, que tu avais beaucoup lu là-bas au lycée, au point de l’imiter sans t’en rendre compte dans des fresques dramatiques encombrées d’aventures océaniques, peut-être bien, oui, que ce Claudel maintenant t’emmerde, cependant que sont très vite devenues totalement illisibles les erreurs de jeunesse bricolées dans son sillage.
Il a honte une fois encore : ils vont me voir rire ; suis-je donc vraiment mort, se peut-il que les morts rient, et qu’ils rient sous cape.

Or le voici qui longe invisible une galerie où passent les cornettes blanches de bonnes sÅ“urs rapides et de médecins en tablier bleu ; il sait parfaitement où il se trouve, c’est l’hôpital de la Conception àMarseille où le grand-père du docteur Claudel, médecin lui-même, était étudiant ou externe en 1891, et faisait partie de la cohorte de tous ceux, si nombreux au dire d’Isabelle, qui passaient chaque jour la porte de la chambre des officiers pour observer le moignon tuméfié et, sur la fin, monstrueux de grosseur, de l’homme aux semelles de vent. Et peut-être ce jeune médecin, selon qui le mourant, que l’ostéosarcome des cavaliers finissait de réduire àrien, semblait défait aussi par toutes sortes d’excès et de démesure, l’alcool, les drogues – c’est ce qu’il affirmait àson petit-fils – peut-être, oui, ce jeune homme regardait-il, comme tous les autres, les beaux yeux qui n’ont jamais été si beaux, répétant incrédule avec eux tous : c’est singulier, c’est singulier…

Quelle sotte ironie, se dit-il, alors qu’il flotte et se perd maintenant dans les galeries interminables sans jamais trouver, parmi tant de portes, celle de la chambre des officiers, et tout àla terreur de devoir peut-être assumer que l’une d’entre elles vienne às’ouvrir sur l’impossible rencontre, quel hasard brutal, et dérisoire, tenir dans l’une et l’autre main ces deux témoins du passant considérable, un Claudel àl’œil clinique, et que dérange le bleu regard renégat et vagabond, au même moment – ou presque – où la lecture de la Saison libère l’autre de son bagne matérialiste, et l’illumine.

Une autre voix, une voix d’homme aux inflexions distinguées, parfois précieuses, parle depuis un long moment au bas du lit, elle n’a même, il semble, jamais cessé de parler depuis le commencement de la scène, laissant tout juste àla voix féminine l’espace de quelques mots ; et, pardon, dit l’homme, je ne devrais pas tant parler, je suis incorrigible, excuse-moi, dit-il, et puis il reprend, puisqu’elle ne répond rien cette fois-ci, qu’elle a tourné son regard du côté de la fenêtre aux volets mi-clos qui masquent l’aire de jeu des oiseaux criards.
C’est lui, se dit-il, oui, c’est lui, le père Marc, qui fait ainsi mon oraison funèbre.

Il reconnaît cet élan, ce flux de paroles inspirées qu’interrompent les fréquentes palinodies que lui inspire son souci de tempérer par charité son enthousiasme, de contrôler, puisqu’il faut reconnaître l’autre, surtout quand l’autre est une femme, la spontanéité de ses convictions, de son incorruptible témoignage, s’excusant toujours, pardon, je ne devrais pas, de contredire les critiques ou positions intellectuelles que n’inspire pas l’évidence que le plan de Dieu mène le monde.

Il n’entend pas ce que dit précisément le père Marc, mais il perçoit les accents d’intensité de sa voix, qui lui rappellent aussi comme sont admirables la passion de cet homme, sa fidélité àsa vocation, àson ordre, en même temps que lui paraissent suspects son ironie parfois, sa réserve ou sa défiance, bref une raideur, dès qu’il pourrait être question de se laisser aller aux marques d’affection ; il voudrait bien ouvrir les yeux pour retourner au réel, voir les cheveux blancs coiffés en brosse, toiser le regard bleu toujours inquisiteur, et aussi retrouver leurs rires, revenir àcertaine complicité, mais les morts ont-ils le droit d’ouvrir les yeux, se demande-t-il.

Or c’est, il semble, la fin de l’homélie, et, dans la forêt des mots du père, il se surprend àentendre célébrer ce que jamais il n’aurait cru possible, tant il sentait autrefois combien les exigences de la foi, chez l’autre, faisaient mauvais ménage avec son engagement àlui dans l’écriture, comme si le poème risquait de séduire les meilleures dispositions de l’âme et de pervertir la spiritualité.
Après les derniers mots dans lesquels il croit saisir quelques éloges de sa poésie, il perçoit, bien claire, la bénédiction de ce jugement : c’était vraiment un type bien, dit le père, convaincu, oui, un type bien.
Alors sa femme, au pied du lit, sur la droite, le visage de profil, avec ce nez élégant qu’il aime, et ce chignon d’où sortent quelques mèches légères, alors sa femme, toujours attentive aux oiseaux invisibles qui continuent de se chamailler plus haut dans le grand tilleul de la terrasse, fait simplement ce bref commentaire au panégyrique du père : si bien que cela ? dit-elle, si bien que cela ?
N’exagérons rien, dit-elle, sur un ton d’autorité. N’exagérons pas.
Et le silence qui suit, interminable, éternel peut-être, laisse entendre tout ce qu’elle pourrait dire encore, et qu’elle ne dira pas.

30 octobre 2012
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