Pedro Kadivar | Trente-septième nuit d’été

Et quand il s’agit d’écrire en cette nuit il se vit grandir, la tête touchant presque le plafond et les épaules aussi larges que la longueur de sa chambre, inscrivant avec la main des signes microscopiques sur une surface blanche face à lui. Il se vit grandir comme la première fois au premier instant de sa conception dans le ventre d’une femme, un soupçon d’existence fécondé par le parfum doré des figuiers sauvages, comme des jours à venir dans la sensation sans cesse renouvelée d’un avenir qui ne finit pas avec la mort, et se voyant grandir corps et âme il cria et vit que sa chambre elle-même devenu palais des anciens s’en faisait l’écho.

Et quand il s’agit d’écrire au milieu de cette nuit où tout semblait impossible, les portes fermées, les routes barrées, il se vit partir pourtant, s’envoler comme le peut un homme qui écrit, traçant de sa lourde main des signes bruts que seul peut lire tout homme, et il se vit marcher, en cette nuit d’obstacles majeurs et immuables, cette nuit pas anodine, encore une, car autant ses jours pouvaient l’être jamais la nuit ne l’avait été, puisqu’il gardait en sa mémoire le souvenir très précis de chaque nuit de sa vie depuis celle à l’aube de laquelle il naquit. Mais ses jours, il les oubliait.

Et quand il s’agit d’écrire en cette nuit, il abandonna encre et papier, car pour écrire il lui fallut cesser d’écrire et survoler le continent, il lui fallut en oublier le geste, se faire homme frivole et analphabète, oublier toute raison de vivre pour vivre sans raison, se fondre dans le vent et tomber en pluie battante sur la ville, ou rester là dans sa chambre et recevoir amis et inconnus, laisser entrer dans sa demeure autant d’hommes et de femmes, d’enfants et de vieillards, qu’elle pouvait contenir, et sinon abattre les murs et dégager le plafond pour faire place.

Se jeter à la mer, aller au-devant des vagues, se dit-il quand il s’agit d’écrire en cette nuit déserte où il n’y avait ni mer ni vagues, et le corps, le laisser se reposer tout entier sur le papier crayonné, sur le gribouillis de l’enfance, dans le souvenir du premier tracement qui se perpétue à l’infini. La tête posée sur les deux mains qui s’appuient sur le papier, il vit son âme se jeter en pleine tempête.

Et quand il s’agit d’écrire il ouvrit les bras et marcha, s’avouant anonyme et oubliable, et savoura la modestie de sa simple respiration, silencieuse et profonde, imperturbable.

Un homme s’est assis à côté de moi. Son calme est à la mesure de sa nudité. Il regarde en face et ne dit rien. Son regard droit fait signe vers un horizon vaste où nulle verticalité ne fait obstacle. Me voit-il ? Pourtant il s’est assis là, exactement à côté de moi, comme on viendrait s’asseoir à côté de son semblable dans un désert où il n’y a aucun autre. Le temps a passé. Il y a une heure il s’est assis à côté de moi. Un an peut-être. Cela fait un an que nous nous connaissons sans nous parler. Il a su qu’il s’est agi d’écrire pour moi en cette nuit et il est venu de loin s’asseoir à mon côté. Je lui adresserai la parole et je sais que tout sera écrit, que ma bouche sera une main qui écrit quelque part, un homme qui écrit quelque part dans sa chambre, dans une langue que je ne connais pas, dans la langue de cet homme que je ne connais pas. Je parle sa langue sans la connaître, sans l’avoir jamais parlée, par miracle de cette nuit où il s’est agi d’écrire. Combien de temps resterai-je ici assis à côté de lui, muet comme une carpe, corps incandescent et aveugle ?

Peut-être pour le restant de ma vie. Pourquoi pas, vieillir ainsi, assis à côté de cet homme nu et calme ? Pourquoi pas mourir à côté de lui, peut-être avec lui, et vivre avec lui une fois mort la désagrégation progressive de nos corps, l’effritement de la peau qui s’en va lentement dans le vent ? Et devenir un siècle après poussière dans l’air ? Oui, pourquoi pas, pendant qu’un homme écrit dans sa chambre dans une langue que je ne connais pas, une langue morte peut-être que plus personne ne parle, même pas lui-même, mais dans laquelle seulement il écrit, pendant ce temps je vieillirai en silence en compagnie de l’homme nu qui est assis à côté de moi. Nous perdrons nos jeunesses et un livre sera écrit par un homme dans une langue inconnue.

Oui, après tout c’est bien de cela qu’il s’agit en cette nuit : écrire. Qu’importe si c’est un autre homme qui écrit dans une langue inconnue de moi. Il importe que s’écrive cette nuit quelque part au pays des hommes. Il importe seulement qu’il s’écrive dans la vie des hommes.

28 juin 2011
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