Mario Batista au collège de Saint-Ouen

Bon, ça a démarré au début du mois d’avril, c’était déjà tard, mais il a été difficile, étonnamment, de trouver des proies. On a chassé pendant des mois, on a même suivi les traces de gibiers enfantins, scolarisés dans des classes particulières, des classes pour déclassés, pour enfants en difficultés, mais ils se sont tous enfuis à notre approche. Il a donc fallu beaucoup de temps pour courir de nouveaux lièvres, et il faut le dire, les collégiens courent vite.

Donc je suis arrivé un jeudi matin, tôt, dans ce collège près de la mairie de Saint-Ouen, et je suis entré dans ce collège, immense, étendu comme un manteau sur la ville.

J’ai découvert une dizaine de têtes non pas blondes mais brunes, des teints basanés, des origines variées, comme on dit. La douzaine étant flanquée d’une enseignante personnelle, tout aussi basanée que ses élèves. J’étais arrivé au but. le gibier était bien aligné dans sa cage, sagement muet face à l’enseignante.
On ne m’avait pas prévenu que j’allais faire un atelier d’écriture, d’interprétation et de mise en scène non pas seulement à des adolescents, mais aussi à leurs enseignants.

En entrant dans cette classe, j’ai senti que je franchissais un espace intime, privé, privé de quoi d’ailleurs ? Cette sensation d’entrer par effraction chez les gens, comme si on n’était pas invité, comme si on assistait illégalement à un spectacle (déjà et sans avoir rien fait) interdit.

Une forte tension dans l’air. La peur de voir, de rencontrer des inconnus, de ne pas savoir.
Et tout d’un coup l’enseignante enseigne, nous place, comme deux nouveaux élèves, et démarre le questionnaire que nous lui avons proposé. (Nous, parce que je suis accompagné d’Alexandra, chargée de me donner un coup de main par le lieu "Mains d’Œuvres"). Plus personne n’est à sa place : ni les élèves, ni l’enseignante, ni Alex et moi. C’est pénible et ça dure une heure. Je me demande, pendant qu’on déroule les questions les unes après les autres, comment je vais m’en sortir, qu’est-ce que je vais pouvoir faire pour gagner la liberté qu’il me faut avec ces jeunes gens, en fait, pour les déscolariser encore un peu plus, si c’est possible, en les poussant à se questionner et à questionner ce qui les entoure.

Le questionnaire que j’ai élaboré a pour thème le rapport entre les enfants et les adultes. Je voulais qu’ils révèlent l’image qu’ils se font des adultes, comment ils les perçoivent. L’enseignante, qui les connaît bien, m’a prévenu qu’ils parleraient forcément de leurs parents et de l’école, puisqu’à leur âge, c’est à peu près tout leur univers.

Mais très vite, je me suis aperçu que l’enseignante, qui assurait la "pose" des questions, tentait de leur faire la morale ou d’orienter leurs réponses dans le but plus ou moins conscient de nous montrer que ses élèves étaient bien élevés et disciplinés, que leur esprit était en ordre social, que par conséquent elle assumait parfaitement son rôle. Tout était de glace, chacun tentant de ressembler à l’image qu’il se figurait devoir afficher dans l’esprit de l’autre. Et moi je me questionnais toujours sur la manière dont je pourrais toucher ces enfants, c’est-à-dire les amener à réfléchir par eux-mêmes.

Alors j’interviens, très vite, pour souligner que si les enfants avaient des idées précises et nombreuses sur les adultes, ils n’en avaient pas du tout ou peu sur eux-mêmes. Comme s’ils ne vivaient qu’à travers le filtre de leurs parents ou autres adultes et que par conséquent ils niaient leur propre existence. Comme s’ils n’avaient pas d’existence propre. Comme s’ils n’avaient pas d’enfance. Derrière les réponses jetées à la volée, je comprenais combien les difficultés sociales et économiques de leurs parents leur retombaient dessus, au point de les anéantir, et il y a quelque chose d’anéanti, dans ce groupe d’adolescents. Il y a une fragilité monstrueuse. Il y a une peur de l’autre, du jugement de l’autre, une peur d’être mis à l’index, d’apparaître dans la splendeur d’une vie déjà perçue comme pitoyable. Et ce qui par-dessus tout m’a touché, c’est qu’il n’y avait pas de fantaisie. Leurs jeux eux-mêmes n’étaient qu’une succession d’agressions plus ou moins violentes, mais là où je me trouvais, ce jeudi matin d’un début d’avril, il n’y avait pas la moindre trace d’une insouciance enfantine.

9 mai 2011
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