Picabia avec Nietzsche de Carole Boulbès




Carole Boulbès poursuit un travail admirable et fondamental autour de l’œuvre de Francis Picabia. J’avais eu l’occasion de saluer le travail éditorial qu’elle avait accompli en établissant la nouvelle édition des œuvres poétiques et des écrits critiques de Picabia aux éditions Mémoire du Livre, Picabia, le saint masqué, publié chez Jean-Michel Place, elle avait également écrit dans le catalogue de la rétrospective de l’œuvre du peintre au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris en 2002, un article qui s’intéressait déjà à Picabia, lecteur de Nietzsche [1]. C’était là le premier pas d’une longue route autour de cette question qui trouve ses conclusions dans Picabia avec Nietzche, récemment paru aux éditions Les presses du réel.

J’écris volontiers « ses conclusions » car la piste nietzschéenne nous embarque dans l’œuvre de Picabia, et au-delà de nos espérances. Carole Boulbès nous fait tout simplement découvrir un pan de la vie-œuvre de Francis Picabia parfaitement inconnu et absolument stupéfiant. Bien sûr, au terme de la lecture de ce livre, on pourrait jouer les blasés en se contentant d’un « cela ne m’étonne vraiment pas du loustic ! ». Certes. Mais ce serait alors rater un rendez-vous de lecture totalement enthousiasmant qui nous montre l’absolue complexité de l’œuvre de Picabia et son intrication complète dans les gestes de sa vie la plus intime, à commencer par une correspondance amoureuse, celle qu’il entretient avec Suzanne Romain entre 1944 et 1948. C’est d’ailleurs le sous-titre énigmatique de ce Picabia avec Nietzche, Lettres d’amour à Suzanne Romain (1944-1948).

En 1944, Picabia, né à 1879 a 65 ans et entretient une relation amoureuse passionnée avec Suzanne Romain, jeune femme de bonne famille. Cette aventure est alimentée par une correspondance très soutenue de Francis Picabia. Ceci étant dit, on pourrait penser qu’il ne s’agit là que d’un épisode biographique d’une vie amoureuse, certes bouillonnante, mais qui pourrait n’être qu’un épisode de plus dans la vie de Picabia si Carole Boulbès n’avait pas fait ce travail de recherche minutieux et ces découvertes passionnantes.

Cette correspondance est une partie intégrante de l’œuvre de Picabia si on sait les lire, si on découvre comment elles se constituent. C’est ce que nous apprend Carole Boulbès : cette correspondance s’élabore à partir des textes de Nietzsche. Pas seulement à partir des idées de Nietzsche, de sa pensée, mais à partir de ses textes, Picabia puisant dans les traductions françaises du philosophe allemand pour élaborer une correspondance amoureuse qui, bien sûr, efface toute trace de l’auteur pillé. On se retrouve alors devant un ensemble de textes qui sont des pratiques de collage, de pillage, de détournement, d’emprunts sauvages, de détournements de Nietzsche. Picabia prend, coupe, adapte, il est infidèle à Nietzsche et contredit même le philosophe dans ces emprunts, mais reste fidèle à un esprit nietzschéen et à sa propre vision d’un « art subversif qui permettrait d’échapper aux carcans moraux et sociaux ainsi qu’à la routine du quotidien. » [2]

Comme l’indique encore Carole Boulbès

« Entre 1944 et sa mort, Picabia n’a pas cessé de lire les écrits fragmentaires de Nietzsche dans le miroir déformant de sa passion amoureuse pour Suzanne » [3]



Il écrit des lettres d’amour qui sont des œuvres d’art que personne jusqu’alors ne connaissait en temps que tel, pas même sa destinataire, Picabia cachant évidemment les méandres de son écriture amoureuse. Cette correspondance s’inscrit parfaitement dans l’œuvre de Picabia et participe de cet esprit dada qu’il partage avec son grand ami Marcel. Ces lettres sont véritablement en retard de l’œuvre au sens duchampien du terme. Et revenir par ce biais sur ce qu’on appelle généralement le « dernier Picabia », c’est vérifier qu’au-delà des formes et des chemins esthétiques de l’artiste, il n’y a pas une simple dispersion mais une profonde articulation entre différenciation et expérimentation. Picabia est dada jusqu’au bout dans cet esprit subversif et rempli d’humour, et surtout dans cette volonté constante de ne jamais s’enfermer dans un geste, une peinture, une école, une attitude [4], sinon celle d’une liberté qui se paye longtemps au prix de l’incompréhension.

Le livre de Carole Boulbès est à ce titre exemplaire car il nous donne toutes les cartes en main pour entrer dans ce processus créatif. Outre les fac-similés de la correspondance de Picabia, Carole Boulbès nous met littéralement sous les yeux l’écriture à l’œuvre en proposant en vis-à-vis la lettre de Picabia et l’extrait du texte nietzschéen cité-détourné [5]. Soulignant les passages malaxés par Picabia, ou faisant ressortir en caractère gras, les éléments de textes à mettre en relation, en parallèle, elle guide notre lecture et achève notre sidération au terme de ces 48 lettres analysées minutieusement.

Mais le Picabia avec Nietzche de Carole Boulbès ne s’arrête pas là puisqu’elle accompagne ensuite son livre d’un essai sur Picabia qui met évidemment en lumière les relations intenses et emprunteuse entre Picabia et la pensée de Nietzsche, aussi bien dans sa pratique picturale que dans son activité littéraire, occasion plus générale pour elle de revenir et de réfléchir sur les termes de la pratique citationnelle de Picabia. Elle confirme bien l’enjeu proprement artistique de cette correspondance (c’est du moins le point de vue que je défends) et la question du citationnel dans l’œuvre de Picabia :

« En prélevant ça et là des bribes de phrases ou des titres de poèmes, Picabia parvient paradoxalement à rédiger une lettre « personnelle ». Cette correspondance est donc cadrée de façon fortement littéraire : son modèle d’inscription est le genre épistolaire passionnel et lyrique du XVIIIe siècle, ses sources se trouvent partiellement dans la poésie dansante du troubadour provençal (la gaya scienza) et les aphorismes ironiques de Nietzsche ; ses outils sont le collage, le déplacement et le détournement sémantique. Par-là, on commence à comprendre les glissements, les jeux de plagiat et d’identification qui sont au cœur de la poïétique picabienne. » [6]



Les amoureux de Picabia trouveront là un magnifique grain à moudre pour poursuivre la compréhension de son œuvre. Ceux qui s’intéressent à Nietzsche y verront un nouvel angle à l’histoire de sa réception en France. Ceux qui, comme moi, pensent que Picabia est dada de bout en bout, y liront une confirmation de plus. Ceux qui ne savent pas écrire des lettres d’amour n’y trouveront aucune recette mais en apprendront drôlement. Quant à ceux qui s’intéressent tout simplement aux questions plus générales de l’écriture, de ses formes et fonctionnements, ils seront également comblés.

Et de terminer par les propres conclusions de Carole Boulbès :

« Picabia est un agitateur. Il n’est jamais là où on l’attend, il échappe aux étiquettes et défie toute comparaison figée et définitive. Ce balancement continuel entre sérieux et non-sérieux, art et non-art n’est pas en soi quelque chose de nouveau. Pas plus que ne l’est d’ailleurs, cet éclatement du « je » à travers différents rôles. Ce sont néanmoins des clés majeures pour comprendre certaines orientations de l’art depuis la fin du XXe siècle : un art de la parodie, vivace et rieuse, dont Picabia fut l’un des plus féconds précurseurs. » [7]




14 février 2011
T T+

[2Carole Boulbès, Picabia avec Nietzche, Les preses du réel, 2010, p. 318.

[3p. 402

[4Carole Boulbès rappelle que cet esprit d’émancipation est « précisément d’échapper à tout critère d’identification, à toute tentative de typologie, à toute subordination à un père spirituel » (p. 411)

[5Carole Boulbès est bien sûr allée chercher dans les éditions détenues par l’artiste et connues de lui.

[6p. 347.

[7p. 417