Jacques Josse | J’étais seul sur un quai de gare.

Rennes, octobre 2005. François Bon, invité par l’association « Des livres dans la ville », vient de passer trois jours pleins ici. Son séjour se termine par une rencontre publique (autour de Daewoo dont il lit des extraits) au Théâtre National de Bretagne. C’est à l’issue de celle-ci, juste avant de se quitter, alors que je finis mon verre de Vouvray, m’apprêtant moi aussi à regagner mes pénates, qu’il me demande si, des fois, ça me tenterait de rejoindre l’équipe remue.net. Il me dit de réfléchir et qu’il me fera signe dès son retour. Ce qu’il fait effectivement. Entretemps, ma décision n’a pas été longue à mûrir. J’écris des notes de lecture depuis longtemps, vieille habitude inculquée par un prof de troisième qui demandait de créer une fiche à insérer dans chaque livre lu en y inscrivant ce qui nous plaisait et s’avérerait utile pour guider quiconque, s’emparant ensuite de l’ouvrage, pourrait savoir, en quelques lignes, de quoi il en retourne. J’ai gardé ce réflexe scolaire, l’ai souvent abandonné, par paresse, par ennui, l’ai repris et détourné avec assiduité il y a une vingtaine d’années et, du coup, me voilà avec un certain nombre de fiches coincées entre les pages des livres qui s’entassent sur les étagères. Peu à peu, cette ancienne pratique a débouché sur des notes plus construites que je confiais alors à la revue La Polygraphe animée par Henri Poncet mais il y avait toujours un décalage de plusieurs mois entre l’écriture et la publication, ce qui me faisait parfois perdre le fil des choses écrites, publiées, oubliées ou égarées. L’idée de tenter une aventure différente, plus directe, plus réactive, en sachant que les textes seraient cette fois disponibles seulement quelques heures après leur rédaction me plaisait. Cela allait me permettre de suivre (lire, relire, citer, annoter) livres et auteurs, la plupart vivants et discrets, d’autres morts et oubliés, de façon plus continue. De plus, je connaissais déjà le site pour avoir assisté à une présentation animée par Dominique (Dussidour) au salon de la petite édition à Crest dans la Drôme au printemps 2004. Je correspondais également avec Ronald (Klapka) qui relaya mes Brèves de Bruges auprès de François et avec Laurent (Grisel), ami de longue date qui avait souvent (du temps où je ne possédais pas encore d’ordinateur) aiguisé ma curiosité en me parlant de l’aventure remue.net et de ces auteurs, lecteurs éloignés géographiquement mais unis, rassemblés pour dire, montrer, preuves et textes à l’appui, que si La nuit remue à perpétuité chez Henri Michaux, la littérature le fait tout autant, en France et ailleurs, cela étant particulièrement visible en un lieu où les coups de cœur étaient préférés aux coups de griffe ou de poings. Il y avait un autre rédacteur que je connaissais depuis plus longtemps encore, c’est Jean-Marie (Barnaud) avec qui j’avais échangé plusieurs lettres du temps de la revue Foldaan. On ne s’est pourtant jamais rencontré mais cela finira bien par se faire.

J’ai donc dis oui illico. Et décidé que ma première intervention se ferait autour de Jules Mougin. Un clin d’œil au facteur, à ce collègue des anciens (et vrais) services postaux et une occasion de saluer un homme que j’appréciais beaucoup (il est mort à 98 ans en novembre dernier) et dont une exposition venait tout juste de célébrer l’œuvre à Metz. Depuis, je continue d’écrire avec plaisir et régularité des notes qui ont peu à voir avec la critique littéraire et qui sont plutôt des impressions de lecture, des incitations à partager, à inviter les curieux à aller voir de plus près ce qui me semble valoir le détour. Ces textes sont aussi l’occasion d’attirer l’attention sur des éditeurs qui font un travail de fond et dont on ne parle pas beaucoup.

Parfois je compare remue.net à un train (mais attention : un train où personne, jamais, ne volera le NIKON D 200 de Philippe De Jonckheere). Je l’ai pris pour la première fois il y a cinq ans. J’étais seul sur un quai de gare. Il a ralenti. Une porte s’est ouverte. Je suis monté à bord. Lui, ça faisait déjà cinq bonnes années qu’il glissait, ferraillait, s’activait sur les rails. Il tangue, zigzague, t’emmène dans des contrées souvent inconnues. Je m’y sens bien. Il a l’allure du lézard géant de la Southern Pacific du temps où Kerouac était serre-frein à bord du côté de Permanente et de San Luis Obispo. Je sais comment il roule. Qui sont les mécanos. Ceux qui, invisibles, bossent dans les postes d’aiguillage et actionnent les manettes avec dextérité. Et qui sont ceux, nombreux, qui le font rouler, l’entraînent sur les voies et invitent tous ceux et celles qui veulent y prendre place à s’installer sans être obligé de composter le moindre billet. Ce train-là ne s’arrête pas. Au moment où j’écris ces mots il continue d’ailleurs, imperturbable, à son rythme, chaloupant quelque part, en rase campagne ou en ville, en bordure de mer ou sur une ligne de crête plus montagneuse, quelque part entre Paris, Tours, Nantes, Lyon, Nice, Genève, Grapoule, Saint-Barthélémy ou Douarnenez, ralentissant pour permettre à quelques passagers de se hisser à bord ou accélérant pour franchir au plus vite un passage à niveau dont les barrières ne se relèvent que pour le saluer.

19 janvier 2011
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