Pedro Kadivar | Trente-sixième nuit d’été

Traversait la vie comme une forêt. Traversait la forêt comme un désert où par miracle poussent l’arbre et l’avenir, où fleurit le malentendu à l’ombre de silencieuses intempéries. Jusqu’à ce qu’il découvrît un trou en lui-même, un gouffre en son plein milieu. En son corps bien établi dans le temps, il découvrit la faille. En ce corps bien portant, sain comme à sa naissance, il vit un grand trou en son âme d’homme plein. Il ne s’arrêta pas, puisque c’est en traversant qu’il perçut la faille, immense forure où passaient aigles et tempêtes, et parce qu’il croyait en la continuité de sa marche. Un trou qui ne se laissait remplir ni par la forêt ni par le désert, ni par la vie qu’il traversait dans son infatigable marche, un vide qu’il découvrit en lui en plein milieu de sa vie, alors qu’il avait souvent éprouvé de si belles plénitudes depuis l’enfance, à l’heure de l’éclosion du langage, de si belles depuis sa prime jeunesse, que penser le vide en son plein milieu lui paraissait impossible. Voici la nuit en moi, se dit-il, levant à son habitude un pied devant l’autre. Se dit-il et ce disant découvrit un trou en plein milieu de son visage alors que celui-ci avait toujours été le repère vital d’où lui faisait signe l’existence pour le rappeler à la vie. Mais il continua sa marche sans s’interrompre, pas de trou en celle-ci du moins se dit-il, et ce disant il découvrit soudain un trou en plein milieu de son cœur, la terre même sur laquelle il se tenait debout à l’intérieur de lui-même d’où s’était jusque-là annoncé tout nouveau départ. Et il continua et entendit, en marchant sur le sol bien solide - tout ce qu’il trouvait désormais de solide au monde, ce sol bien solide et sa propre marche et la volonté de ne pas l’interrompre même envahi d’incertitudes dévastatrices qui le révélaient à lui-même plein de failles -, oui, en marchant malgré tout il entendit couler des eaux telluriques sous ses pieds dans les profondeurs insoupçonnables. Il rit. La terre même sur laquelle tout tenait debout, arbres et avenirs et lui-même surtout et sa marche, était trouée de gouffres où coulaient fleuves et rivières, et il se vit lui-même nager dans les eaux abyssales tout en continuant sa marche.

Passèrent jours et nuits et il traversait la vie comme une forêt, avec désormais, en lui, cette image trouée de lui-même, et, autour de lui, un autre paysage. Et à l’aube d’un jour éclatant, il regarda comme à son habitude le soleil levant qui promettait son plein rayonnement pour les heures à venir, et il découvrit soudain que le soleil lui-même était un grand trou dans le ciel. Il s’arrêta brusquement, visant le soleil levant dans le grand étonnement d’un marcheur qui n’a encore jamais interrompu sa marche, faisant ainsi un trou en celle-ci pour y laisser pénétrer le soleil, et demeura immobile. Le jour acheva de se lever, il s’assit à l’ombre d’un noyer et contempla en lui toutes ces années de marche à travers le trou d’une interruption. Il y demeura jusqu’à midi, puis, en reprenant la route plus tard, quand le soleil commença sa descente, revisita les trous de son corps et de son âme et y reconnut, de loin, des points lumineux, multitude de soleils illuminant sa vie entière.

Polaroid de Laurence Skivée


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1er octobre 2010
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