Préambule

Emmanuel Aragon
Dans ta peau.
« Dessin, 2010, embossage sur papier chiffon, 72 dessins 50 x 64 cm »
(série en cours)

 

Emmanuel Aragon
http://www.espace29.com/les-ateliers/emmanuel-aragon/
http://emmanuelaragon.canalblog.com/
http://artists29.ning.com/profile/aragon

Emmanuel Aragon est l’auteur des phrases écrites et dessinées en petites capitales et reproduites avec ce même caractère dans la première partie de la chronique faisant “récit”.
« Chaque paragraphe est le texte d’une page. »
Ci-joint la transcription de 72 textes des 72 dessins aimablement communiqués par l’artiste.

 


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Béquet n°0

PARADOXE n. m. de para « à côté » et doxa « opinion ».
En minéralogie on appelle “paradoxal” un cristal
dont la structure présente des résultats inattendus.

 

 

« Puisque nous sommes d’accord, dit PIERRE BEQUET, si nous allions vite commencer ? Ah, je suis peut-être trop empressé, je te fais rougir. » Car ils n’ont fait connaissance que sept minutes plus tôt [date aveugle]. En petites capitales sans accent, la femme lance à la volée titre, sous-titre et épigraphe

N’ETRE NUE
DEVANT LA PAROLE
ETRE NUE C’EST ETRE SANS PAROLE

et demeure parlante bien que nue. Elle écrit le texte d’une page, PIERRE BEQUET dessine la page. Il n’y a pas lieu, à ce moment, entre eux, d’attacher grande importance au travail collectif, qui est collectif si l’on veut. Dans ta peau les réunit : l’écriture, qui change avec la lumière, devient aussi multiple que paradoxale. Vers le vingt-neuvième texte d’une page

NE PENSE PLUS NE REVOIS PLUS AUCUNE IMAGE NE SOIS QUE SURVIE SANS PLUS COMPTER NUITS NI JOURS NE CROISE JAMAIS LE REGARD DE CEUX QUE TU OBSERVES

PIERRE BEQUET perd le fil. Il a maille à partir avec le sens des phrases. Il lui faut quitter l’histoire. Ils se séparent sans promesses.

Les textes font des "margagnes" indémêlées. La femme met plusieurs mois à débrouiller la situation. Entre-temps, le goût des lettres embossées lui revient. Elle écrit à PIERRE BEQUET qui ne lui répond pas. Puis, elle regagne son métier. Elle se souvient que regarder c’est derrière soi, c’est être sur ses gardes, c’est surveiller son cul : une rétrospection. En suite d’un fiasco, où elle voit l’effet de son pied-de-biche, elle décide de maintenir le chiffon en rappelant son guide de sorte que les lettres s’échangent à nouveau.

Malgré les petites capitales sans accent, le remords va s’accentuant. L’ardeur n’a pas disparu, elle s’est faite, mettons, plus attentive, plus disposée à se maîtriser.

Vers la fin du mois d’août, PIERRE BEQUET revient dans l’atelier. Ils se revoient, voient où ils en sont

NE LIBERE PROMPTITUDE ET AGILITE QUE DANS LE PERIL NE TE MONTRE EN AUCUN CAS RENFERME SUR TOI-MEME GARDE CONSTAMMENT LA FORCE DE REPARTIR LOIN

Comme PIERRE BEQUET fait mine de creuser un mot du bout de son index droit dans le chiffon, la femme voit trembler le doigt : « Ah, dit-elle, mon ami, mon ami, mon ami, vous voulez donc recommencer ? »

Ce que Focillon nomme « la vie des formes » et Casanova « histoire de ma vie » va donc s’inscrire sous le signe du [mot] BEQUET qui donne son nom à la série [de chroniques "à l’infinitif pluriel"] qui commence. Les béquets relèvent d’une pratique artistique. C’est une création papetière proche des "paperoles" de Proust. Mais, c’est au vocabulaire de l’imprimerie, entre autres, que le terme "béquet" est emprunté. Il désigne de petits morceaux de papier accolés aux épreuves [le premier béquet abordera la question des épreuves].

Au commencement, l’art du béquet semble un art bref, un art mince, tout entier contenu dans soixante ans de traces à vivre. L’objet [d’art] visé est Dans ta peau.

Espace anthropologique, espace littéraire, ou, dans le cas particulier espace de métaphore artistique « Dessin, 2010, embossage sur papier chiffon, 72 dessins 50 x 64 cm » de Emmanuel Aragon [ voir photographie ci-dessus] n’est pas une somme d’éléments qu’il faudrait d’abord isoler et analyser, mais un ensemble, c’est-à-dire une forme.

Prétérition
Il aurait été notablement utile, pour un mot destiné à devenir un concept dans une "fiction critique" − comme le disent les experts −, de consacrer le préambule à la matière des semblances, ressemblances et dissemblances entre l’art du béquet et l’art du puzzle. Mais

sur quoi, je noterai les multiples acceptions de BEQUET.

Le mot est pris au nombre singulier, parce que le dit nombre représente sa valeur intrinsèque et virtuelle, et non en raison de la figure nommée métonymie au moyen de laquelle on prend la partie pour le tout ou de la figure nommée synecdoque qui a presque la même propriété [ce qui porte à croire avec Charles Nodier qu’il y a au moins une de ces figures de trop.]

L’art du béquet ne renvoie pas à la connaissance de tous les béquets et de leur organisation. La forme de l’ensemble ne saurait être déduite de la connaissance séparée des parties qui le composent. Cela veut dire qu’on peut fréquenter un béquet longtemps, croire tout savoir de sa configuration et de sa couleur, sans l’avoir le moins du monde approché de près.

Les dessins rassemblés par l’artiste prennent un caractère « manuscrit en capitales, mots liés, sans ponctuation, ni accent. Chaque paragraphe est le texte d’une page. »

Les récits insérés en amont des chroniques prennent le caractère de PIERRE BEQUET, nom propre saisi en petites capitales sans accent, à la même hauteur que les signes minuscules.
[La question de la mise à l’épreuve d’un nom commun par un nom propre sous-tend ce travail.]

Considéré isolément un béquet ne veut rien dire, il n’a pas de caractère particulier. L’intention latente [l’Attente] est de donner des caractères à "mes" béquets. [On n’est jamais vraiment maître de ses béquets.]

Un béquet tout seul est un mal-en-point. Il a besoin d’être collé quelque part, d’être accolé à quelque chose ou à quelqu’un. Son éventail d’ajouts doit être fixé à un manche. C’est un espace inutile et un dispositif d’espacement [hypothèse : quand l’espace ment il est inutile.]

Contrairement aux pièces d’un puzzle, l’assemblage des béquets n’impose pas une seule (dis)position par pièce. Les béquets ne cherchent pas tous ensemble une "bonne forme" [Gestalt]. L’art du béquet ne relève pas du « miracle de l’art du puzzle » (Georges Perec) mais de la Cour des miracles (Michelle Grangaud).

Je n’en veux pour exemple que la chronologie des événements [« L’art doit-il faire événement ? »]

– le 16 juillet, rencontre avec Emmanuel Aragon dans son atelier, toute la langue se renverse et se la taille-douce.

– le 21 juillet, visionnage à la bibliothèque municipale du film de Pascale Bouhénic, L’atelier d’écriture de Michelle Grangaud [projeté au centre Pompidou en novembre 1998]. La phrase « J’aimerais être un mot » ne me lâche plus.

– le 29 juillet, j’aimerais être le mot béquet.

– le 9 août, je l’écris à Maya Andersson.

– le 10 août Maya Andersson me répond : « Le béquet pour moi, quand j’étais petite, c’était la pointe de quelque chose, ce petit truc qui dépasse, plus haut ou plus en avant... On le disait pour un léger dépassement dans la montagne sur lequel on pouvait se percher ou s’avancer pour se pencher dans le vide par exemple. On le disait aussi d’un vêtement qui avait un peu de tissu qui béquait, qui dépassait. Je croyais que c’était un mot vaudois, je ne l’avais plus jamais entendu depuis que nous sommes en France. »

Telle est la morale élémentaire* [1] de ce préambule.

22 août 2010
T T+

[1Les mots marqués d’un astérisque sont référencés dans un index des béquets. Ce bimot est signalé dans la page de titres.