Pascale Bouhénic | Vie du boxeur J.

Pascale Bouhénic a publié L’alliance (Melville, 2004) et Le versant de la joie, Fred Astaire, jambes, action (Champ Vallon, 2008).
Pour le Centre Georges Pompidou elle a conduit et réalisé de nombreux entretiens filmés avec des écrivains d’aujourd’hui (Jacques Roubaud, Bernard Heidsieck, Jean Échenoz, Valère Novarina…). Elle a également tourné How Far Is the Sky ? pour l’exposition Samuel Beckett.

Elle collabore à la revue Vacarme qui a publié Vie du boxeur M..
L’intégralité de Vie du boxeur J., dont on lira ci-après les dix-sept premières strophes, est téléchargeable en fichier Pdf dans le numéro 46.

On écoutera lire Pascale Bouhénic ici.


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1
Sur la côte du Texas
À Galvestone
C’était juste le printemps, il n’y avait pas de roses
Quand naquit un garçon
Noir en acier
Le 31 mars de 1878
Commence l’histoire de Jack

Que je vais raconter.



2
Faut-il l’appeler héros
Ça, je n’en suis pas sûre, mais c’est assez commode
D’avoir jolie figure
Pour raconter des actes en des mots assemblés
Et sans baisser le nez ni prendre trop de hauteur
Avoir
Le poids de vie
Et comprendre l’ardeur, le courage, la peur
Qui font l’esprit d’un boxeur

Son étrange vie.



3
Son prénom véritable était John Arthur -
Comme tout le monde, nous l’appellerons Jack -
On apprend que tout jeune, il chercha aventure
Pour aller plus loin
Que les champs de coton
Du coin.

Il grandit.

Forcit.

Devint un géant.

Et comme un bon héros de conte
Subit quelques épreuves, fit des petits boulots
Fut plongeur, pêcheur d’éponges, travailla dans l’eau, sur les docks.
Puis fut bagagiste ou liftier comme dans un roman de Kafka
(Lu il y a fort longtemps mais on ne l’oublie pas).



4
Jack boxait en professionnel à l’âge de seize ans
(Il vécut comme un fou mais sans perdre de temps).
Son corps était splendide, 1mètre 90, 85 kilos mais
Malgré ses stupéfiantes victoires
Aucun Américain n’oubliait sa peau noire
Comme l’ébène.
On lui interdisait l’arène
Des poids lourds.

Voulez-vous d’un destin où tout est ennemi ?

À l’âge de 20 ans, Jack est déjà fini.
Sullivan, Jim Corbett, James Jeffries
Tous se donnent le mot et refusent de combattre le négro

Fils d’esclave.



5
À présent, Jack a 27 ans.
Il a gagné des combats de poids
Battu l’ex-champion Fitzsimmons mais
Ça ne suffit pas
Ou plus.
À Paris, à Londres, et jusqu’en Australie
Il poursuit le tenant du titre pour combattre avec lui.

Nos actes sont nos anges

Dit Ralph Waldo Emerson, un philosophe américain
Qui veut dire par là que nos actes valent bien le destin.
Trois ans durant Jack poursuit Tommy Burns jusqu’au bout du monde
Les anges s’en mêlent enfin et



6
Contre 30 000 dollars -
Qui aurait refusé ? -
Tommy Burns dit oui. Au prix de ce marché
Et pour la première fois dans l’Histoire de la boxe
Le 26 décembre 1908, à Sydney, Australie
Un Noir peut combattre.
Le vent circule comme un fou sur la large baie

Vent fou d’espoir.



7
C’est une révolution, vous n’imaginez pas
C’est une tragédie
Où le chœur blanc de peur
Et rempli de sentiments haineux à l’égard du boxeur, dit
Jack sera démoli, on est sûr de la fin
D’une race si mauvaise, justice sera rendue
Par un ordre divin

Sous un soleil d’enfer.



8
Sous le soleil d’enfer
Le ring est éclairé.
Jack monte le premier ainsi qu’il aime le faire
Par superstition ou par simple routine –
Ces petits gestes idiots font l’esprit même du sport
Et de toute création.
On le hue dans le stade mais, ce sort
Ne le gêne aucunement, on dirait
Qu’à la foule il envoie des colombes de baisers

Vingt-six mille baisers se détachent de ses mains

Légers qu’il regarde s’envoler, tranquille.



9
Sourire d’or du héros de 30 ans.



10
Et le combat commence :
On voit que Jack est fort
Infiniment puissant, infiniment complet
Un boxeur tel que Burns n’en a jamais rencontré
Auparavant.
Jack le nargue, l’insulte et lui sourit -
C’est un peu la tactique de Mohamed Ali
Qui n’est pas encore né, cela dit en passant.
Un autre point commun entre les deux boxeurs
C’est qu’ils évitent les coups et protègent leur corps
Répétant de mêmes gestes nés d’une même condition
Bien qu’ils soient séparés de 64 ans

L’un de l’autre.



11
Revenons au combat, Burns y est dominé.
Du début à la fin et sans discontinuer jusqu’au quatorzième round.
La supériorité de Jack et son sourire d’or le font

Champion du Monde des Poids lourds.

Pour les Blancs, c’est un ouragan. La fin du monde.



12
Après cette victoire, notre Jack est maudit.
Ce qui ne l’empêche pas de mettre chaussures vernies
Complet rose ou bleu ciel qui énervent tout le monde.
Il se pavane tout enragé qu’il est
Sans le moindre sentiment de culpabilité
Va dans des bordels avec des femmes blanches.
Sa préférée c’est Belle Schreiber
Qui préfère se prostituer plutôt que d’être

Belle sténo-dactylographe

À Chicago.



13
Ainsi, pendant qu’il fait le beau
La colère des hommes blancs continue de monter
Et une immense rancœur.
Au même moment, Jack, notre terrible boxeur
Butte de ses magnifiques jabs
Un dénommé Ketchell.
À la fin du combat on retrouve plantées
Dans le gant droit de Jack
Deux belles dents de Ketchell

Cet homme est un sorcier !



14
La légende du sauvage maléfique
Et arracheur de dents
Entre dans les oreilles des enfants d’Amérique.
Alors pour l’arrêter, on sort neuf d’un chapeau
D’ex-champions le dénommé Jeffries.
Le gros fermier perd 45 kilos
Et docile
File combattre à Réno



15
Nevada
Capitale du péché
Où l’on construit un stade, des nouvelles lignes de train.
Deux mille journalistes débarquent, américains
Et de toute l’Europe même.

Grand soleil
Chaleur intense
Et en ce jour d’Independance
Devant le stade, il est demandé
De déposer ses armes avant d’entrer.



16
1h moins 3, le combat commence.
Gentleman Jim est là, Jack London n’est pas loin
Qui s’énerve racontant le combat dans son coin
Pour le New York Herald.
Soudain, 3 bons gauches de Jack font voler Jeffries au tapis

Jusqu’au K.O.



17
Des émeutes raciales s’ensuivent aussitôt.
Regarder la foule dans les rues de Réno
Peut écœurer un peu, beaucoup

À la folie.

8 juillet 2010
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