Jean-Marie Barnaud | Extraits de L’Effigie (inédit)

On peut écouter Jean-Marie Barnaud lire ici.


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Delphine est la première àqui j’aie posé la question de l’âge, comme ça, sans préméditation. Je l’avais croisée dans un café.
C’était quelques jours avant la scène du magasin de chaussures, rue de la République.
C’est quelque chose quand même cette vibration toute proche, àune table de distance, un frôlement, et l’ignorance où l’on est de la façon dont ça joue sous l’autre peau ; on est làsouvent comme des chiens àrêver qu’on va toucher ; des courbes se mettent àsonner comme des harpes, on se fait tout un cinéma, on se demande si le corps d’en face y pense aussi àchaque instant, àchaque corps croisé ; et l’on y va de sa thébaïde, on se redit les vers d’autrefois, ce beau corps de vingt ans qui devrait aller nu ; ce serait le grand soir sans raison, je t’aime lancé aux quatre coins, vous êtes la première dans ma vie, le temps fait la toupie ; et pour peu que l’autre table vous adresse un sourire sans cause, juste peut-être pour s’assurer aussi qu’elle existe, alors on oublie le vis-à-vis du soir devant la glace et le désenchantement.
Delphine a souri en relevant un peu sa lèvre supérieure, elle a des yeux de ciel voilés ; du coup de ce sourire, je me suis spontanément levé, et sans réfléchir je me suis assis àsa table en face d’elle ; elle a eu un léger sursaut d’inquiétude et même de réprobation, mais n’a pas protesté.
J’ai ouvert la bouche pour lui dire qu’elle n’avait pas àsourire, si ça devait lui déplaire qu’on interprète ça comme une complicité, et puis les mots que j’ai prononcés sont arrivés tout seuls et m’ont surpris moi-même ; ils venaient d’une autre tête que la mienne : quel âge vous me donnez, ai-je dit, en la regardant droit dans les yeux.
C’était bien la première fois que je posais cette question.
Elle a eu l’air moins étonnée que moi ; elle n’a rien répondu d’abord, et puis, d’un geste d’évidence, elle a tiré de son sac un petit miroir qu’elle m’a tendu.
J’étais décontenancé, je n’ai pas pris le miroir pour aller y voir. Je me suis levé, je n’ai rien dit, j’ai quitté la place.
C’est depuis cette rencontre que je fais la manche avec ma question, au petit hasard des rues.
(...)

10

Et donc maintenant je pars en voyage : je me suis dit que je devais chercher Delphine dans mon quartier et alentour, j’ai toujours mes questions pour elle.
Passons, passons, je me chantonne ; passons le temps, je siffle ; j’aimerais garder cet air qui s’invente àmesure que je monte aux remparts, mais voilà, je passe sous l’atelier de Nicolas, et comme toujours je vois la place impensable où son corps ne cesse de tomber ; est-ce que c’était alors le bleu qui lui mangeait la tête, et ses mouettes lui volaient autour, lui volaient dans la tête, ou la terreur de s’être trompé àse croire impuissant désormais, et maintenant le temps du regret c’est fini, le temps heureux où l’on peut encore souffrir.
Ou si c’était la violence de la peur toute nue, imprévisible ; ou encore simplement l’envol des mouettes et puis rien.
Et les gens me dévisagent tandis que j’ai les yeux vissés là-haut, vers l’atelier où patientent encore sur les murs l’ombre portée du Grand Concert et la trace d’un geste que le temps estompe.
Il y a des voiles en mer, il y en avait aussi quand il a sauté, mais pouvait-il les voir, il était si encombré des toiles inaccomplies, ses toiles si vastes qu’elles occultaient le monde ; entre le monde et lui, les remparts dont la rigueur et la beauté familière ne protègent plus, et la mer et le ciel captifs de sa poitrine si serrée qu’il y étouffe ; il ne pense plus, il n’y a que ce bleu intérieur, ce bleu impossible qui l’entrave, et il plonge [1].
(...)

12

Je remontais la rue Sade, j’allais au marché.
J’ai senti qu’on me regardait, c’était elle, Delphine, elle descendait la rue, il était vers midi et ça grouillait de monde.
J’ai dit :
Maintenant, vous accepteriez de prendre un café.
Je pensais qu’elle dirait non encore, qu’elle devait rentrer chez elle, mais elle voulait bien, on s’est donc assis.
Je me demande pourquoi cette fois-ci vous avez dit oui ; je ne vous fais plus peur ?
Elle a répondu que j’étais un drôle de type, que je ne lui avais jamais fait peur, que je l’intriguais plutôt : vous ne vous êtes pas présenté, je ne connais rien de vous, ni votre nom ni rien ; pour moi, vous êtes « le type » ; bon, ça fait un peu maigre, mais vous n’avez pas l’air d’un malade.
Le type, j’ai dit, ça n’est pas mal pour moi. Tous les noms que j’ai eus jusqu’ici m’ont trompé ; plus des étiquettes qu’autre chose. Le type, au moins, ça n’engage àrien, j’aime bien. Va pour Le type. Je vais voir si ça tient le coup.
Elle a souri.
On est longtemps restés sans rien dire, dans la rumeur qui faisait cocon. Je n’osais pas trop la regarder ; àcause de ses yeux de ciel je me sentais largué ; jamais su y faire avec les femmes ; passé le premier regard d’accroche, toujours cette manie de se voir faire, d’entrer dans le jeu connu.
(...)

13

C’est ce soir-làque le type s’est mis àtenir ces carnets de campagne, ignorant où ils le mèneraient. Il a écrit « L’Effigie », comme ça, pour voir, sur la première page. Le champ est ouvert.
Il a commencé par la scène du magasin de chaussures : « Le type entre dans la rue… »
Il s’agit maintenant de bien tenir le fil de sa vie.
Il y en a tant, de ces choses qu’on laisse se perdre au long des jours, tant aussi qui se brà»lent d’elles–mêmes par négligence d’ouvrir le carnet pour les noter, et alors elles disparaissent.
Il est resté ainsi douze jours attaché àsa table, un par chapitre, sortant tout juste pour grappiller des vivres àla sauvette, rêvassant quand il n’écrivait pas, ajoutant des notes au petit bonheur des relectures.
Et voici le treizième jour.
(...)
Ah ! Le type.
C’est assez commode au fond de lui laisser tenir la plume. Plus obligé de se regarder dans la glace, ça coule tout seul, on est accoudé au bord de soi.
Est-ce que la question de l’âge le reprendra une fois sorti de sa table et confronté ànouveau au charivari des autres. Pour l’instant il n’y pense plus, sauf la nuit, dans les insomnies où guettent la folie douce et ses brouillards. Il n’est même plus pressé de chercher Delphine, même si, c’est vrai, il sent àses côtés, penchés avec lui sur la feuille, les yeux au timbre voilé.
C’est peut-être pour eux qu’il rassemble tout ça, qu’il met de l’ordre dans le fatras des jours.
Je n’ai personne àqui montrer, pas de famille, ou si lointaine qu’elle est perdue de vue ; perdus de vue aussi mes anciens collègues de la préfecture.
Mais les mots regardent le passé, comme le prophète dit de l’arbre qu’il tombe du côté où il penche ; il faudrait des mots d’avenir ; non, mieux encore : des mots de plein présent. Qui inventent.

Tirer de la chair qui grince
des mots lisses comme la pierre
des mots miroirs




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5 juillet 2010
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[1

Bon, là, tu t’emballes, tu n’as rien d’autre àdire que ces banalités de style, tu laisses enfler la phrase, tu t’étais bien dit pourtant qu’il fallait y aller de main morte, tout doux, et tout fidèle aux choses comme elles sont ; quand l’autre peignait, toi tu siffles passons le temps en montant la calade, tu n’es qu’un petit pantin, qu’un petit singe, qui s’inquiète de savoir quel âge il fait pour les autres parce que tu ne te reconnais plus dans ta glace. Mince affaire...