57 - Afghan Jam

L’été ajusté au trou d’ozone s’abat durement sur la mosquée bleue de Mazar-e Sharif. Quiconque a vécu dans cette ville sans bords, a découvert une étendue qu’on ne mesure ni en distance, ni en durée, mais selon les coulées d’air. Le vent est partout en Afghanistan. D’incessants flux de températures descendent les rues, transperçant chaque obstacle fixe, enveloppant les choses mouvantes, les véhicules, les piétons, jusqu’aux ordures qui voltigent. Il faut se figurer un ruisseau d’odeurs qui forme d’épaisses flaques renouvelées àl’identique par la circulation, tandis que les toits des immeubles, hérissés de fers àbéton, retiennent un air lourd au crépuscule, dégoulinant àl’aube.

Ici comme ailleurs les gens font plus ou moins de leur mieux. Globalement, les choses marchent. On agit machinalement le plus souvent, on parle pour ne rien dire. On se salue. Ca suffit. L’énoncé banal touche au fait.

Mazar-e Sharif a l’allure d’une bête morte. On y voit pointer, sur fond brun, le squelette des infrastructures soviétiques. Le chauffeur m’a pris àl’aéroport de Kaboul. Il ne cesse de causer. « Ha, ha ! Journalists, they can’t think, they can’t write.  » Il a raison. Rien àfoutre de l’élégance, on n’est pas des écrivains. On n’est pas ici pour faire des phrases, mais pour travailler. Pour nous, le style n’existe pas. On torche façon rédac’ de troisième. Léché juste ce qu’il faut pour le lecteur moyen. Et basta ! Emballez, c’est pesé. Seule compte la victoire de l’action sur le projet. Le reste, c’est en plus. Il y a toujours un reste. Sa tignasse blanche, sa voix puissante aux inflexions théâtrales, son accent où les « r  » descendent comme des troncs, les moulinets de ses bras, la touffeur de l’habitacle tapissé de velours vert àfranges, tout ça sent le déjà-vu. Je pense aux crises tropicales de Kinski sur le tournage de Fitzcarraldo.

"Cells !", la suite est baragouinée entre les dents, un crescendo coupé d’interjections. Il est question de conditions d’emprisonnement indignes d’un animal. Il gronde, mais son sourire approuve. « Dasht-e Leïli ! the steppe of tulips !  » La voiture fait un écart. Tangue. On dirait qu’il va couper àtravers la prairie. Il répète : « corolla, corolla  » en tapotant son volant. Je crois qu’il veut nous embarquer dans un rodéo fleuri. Pousser sa bagnole àtravers champs. Espérant le dissuader : « Old car ?  » Aucun rapport ; il ne s’agit pas de savoir si la voiture tiendra le coup. « My friend, listen, not corolla like Toyota Corolla, just corollas, you know, the flowers.  » Il montre, àdroite, la vague rouge sur fond noir, àperte de vue. Il dit qu’on empilera ici autant de têtes de talibans chaque année qu’il y a de corolles. Et encore : « Rachid Dostom, man, he’s a hero, he will run this country one day. Talibans, they got it up to the ass  ». Non, il est ouzbek. Non, il ne s’agit pas de religion, seulement d’honneur. Il s’agit du pas antique et poussiéreux des chameaux et de celui, plus lourd, de la liberté. Ce n’est pas vraiment ce qu’il dit, mais l’esprit y est. Ca remonte àdécembre 2001. Des milliers de prisonniers talibans furent enfermés dans des containers par les combattants locaux. Asphyxiés au milieu des tulipes. « Sheep die in twenty hours when they’re stucked into trucks without water, these fuckers died in six. Ask why ? Pussies. Ask our puppet-president. » Il est plié de rire. L’autoradio passe une version reggae de Billie Jean. On approche d’un checkpoint. De grosses gouttes commencent àtomber. Le chauffeur baisse la vitre, ralentit, allume une cigarette, coupe le poste, fixe un badge bleu au rétroviseur, se mouche. La guérite est déserte. Un tube de barbelés barre la route. Il klaxonne. On attend.

On parle trente-deux langues en Afghanistan. Je cherche « leïli  » dans le dictionnaire de poche arabe-français qui m’a été fourni par mon employeur. On se demande quelle amélioration pourront apporter ici des gens qui pensent qu’on parle arabe dans tout pays musulman. Je tombe sur « masÄŸid  », « mosquée  »... Les mots mosquée et masque ont la même origine, « masÄŸid  », verbe pronominal épisodique signifiant aussi bien se dévoiler, se soumettre, que dévoiler et soumettre.

"Afghan Jam", extrait, texte inédit, juin 2010

11 juin 2010
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