Les Effondrés de Mathieu Larnaudie






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On lirait partout (ce qui se lit de ce genre se lit toujours pareil partout) : enfin le grand roman de la crise financière. Et l’on se féliciterait de l’unanime louange, sans discuter des termes, on s’en féliciterait parce que, comme on l’expliquera plus bas, on a, assurément, beaucoup apprécié ce livre. Mais on ne dira pas – enfin le grand roman de la crise financière – pas plus qu’on ne le lira, malheureusement – on ne le dira pas parce que la seule possible voie de célébration unanime par les médias, ainsi formulée, serait un leurre et un contre-sens. Ce court livre en phrases longues ne simplifie pas, ne met pas la crise en une boîte, ne romantise pas l’affaire, n’héroïse pas l’affaire. Ni rédemption ni bucher des vanités. C’est pourtant un roman, qui prête corps à ectoplasmes (à : figures) et fait fiction de faits et de relations. C’est pourtant un roman, c’est pourtant grand et vaste, quelque chose unifie qui circule, essaime, tire et tend, brasse large les formes et les figures, au creux d’un (pourtant) petit volume. Et ça éclaire la crise financière, ça la diffracte, en spéculaire. C’est pourtant un roman – rivière et rubik’s cube.

Les Effondrés, de Matthieu Larnaudie, paru en avril 2010 chez Actes Sud, trace le portrait de la chute de quelques grandes figures de la finance internationale, de l’ultralibéralisme – le portrait oui de leur chute, non de leur splendeur. Une forme d’anti-statuaire, ou de statuaire du repli. Ce faisant il tient aussi de l’explication : de texte, d’images, d’un mélange des deux qui agglomérés font fable et poudre à nos yeux aveuglés.

(ils disaient : c’est un monde qui vient de s’écrouler) : ainsi, tandis qu’ils avaient cru – comme si ce qui modèle les sociétés n’était pas œuvre humaine, n’était pas le corpus des options, des actes, des décisions prises par une communauté, comme si quelque chose comme ce qu’on appelle la politique n’existait donc pas – que la concorde supposée, l’harmonie entre leur ordre et le mouvement incorruptible et éternel de l’univers (leur ordre étant le seul propice à s’accorder à l’univers), c’est-à-dire l’efficacité du système, résidaient dans la conviction inattaquable que cet ordre était une émanation de la nature même, et que celle-ci l’avait disposé, qu’il lui était immanent, ils découvrirent que ce qu’ils avaient pris pour une règle spontanée, une naturalité économique – réalisant l’alliance entre le cheminement vertueux sur la voie du bien commun et l’inéluctable férocité qui caractérise les lois de l’évolution en quoi consiste, pour eux, l’idée de nature -, n’était finalement que l’une des versions possibles, et très imparfaites, et vulnérables, des grandes orientations ou modalités qui impulsent et agencent une civilisation. »

La phrase est longue – celle-ci mise en exemple on l’a prise en cours, déjà en route depuis deux pages – et serpente ainsi dans de larges mouvements qui ne débouchent que sur leur propre impasse. Le propos semble – semble – s’égarer dans des circonlocutions logiques, tout en restant parfaitement articulé, et très précis, très documenté. Il dit ainsi la puissance et la chute, l’auto-cannibalisme induit par cette volonté de puissance sans fin, sans intention autre que sa propre progression. Et c’est à ça qu’elle sert, la phrase longue qu’on a du mal à rapporter à quelque modèle précis – même si Claro y a entendu Proust. Elle n’est pas celle du compère inculte Mathias Enard, puisqu’elle ne dérive pas vers autre époque ou longitude (ou parfois subtilement, en transition, pour ouvrir un autre de ces vingt-quatre chapitres) mais se tend entière à ce mouvement centrifuge, à cette auto-sédimentation (en même temps qu’auto-cannibalisme : ainsi, se replie sur elle-même).

La phrase est longue et c’est surprenant aussi, quand on a l’ « habitude » (guillemets, car : n’exagérons rien) de savourer la critique du système, en littérature, sur des modes plus proches du cut-up – mais ça Larnaudie s’en très clairement expliqué dans le livre et sur Libr-Critique, ici.

La phrase est longue en modèle algorithmique complexe (de ceux dont on sait qu’ils régissent le fabuleux casino), elle est longue pour dire un modèle (un monde) auto constitué et auto référencé, voué à sa propre perte (la notre avec, subséquente), elle est longue pour mourir en un souffle coupé – ainsi nul besoin de figure exemplaire, de rédemption, pour qu’y vive une mélancolie. Globale (également planant sur le faste et sur la décadence). Ainsi de Maddoff, l’escroc sitôt légendaire qui constitue l’une des figures creusées sur plusieurs chapitres, choisir plutôt :

« Il fallait, autrement dit, un bouc émissaire, ne serait-ce que pour accréditer l’idée – ou devrait-on dire la thèse, entonnée par le tribun à talonnettes reconverti en moraliste de pupitre et par ses semblables désemparés (comme si cette pauvre, simplette rhétorique de gendarme suivant quoi le monde (la société) se partagerait entre ivraie et bon grain, racailles et citoyens méritants, eût été la seule dont ils disposaient pour interpréter un phénomène, quel qu’il soit), selon laquelle ce qu’ils appelaient la « crise » ne résidait pas tant en un bouleversement systémique dû à un dévoilement criminel d’un bien commun provoqué par des comportements irresponsables, imbéciles et délictueux, par les agissements illicites et les instincts pervers de quelques individus sans morale ni vergogne, et n’était donc pas un problème politique ni même économique mais bien le fait d’une clique de voyous, de délinquants à la moralité impropre, débile, déviante, et qu’il suffisait effectivement de trancher dans le vif du corps social vicié, de l’assainir, le nettoyer, d’en extirper les mauvais sujets, de les exclure et de les punir, les mettre hors d’état de nuire (de les exposer, surtout, au vu et au su de la communauté) pour que les choses s’apaisent et se normalisent (ils disaient : que l’on retrouve la confiance), pour que la main invisible du marché pût reprendre ses bonnes œuvres autorégulatrices et par essence prospères (ils disaient : que la reprise soit là), pour qu’impunément le processus reparte, renoue avec soi-même, à l’identique ou presque, qu’il ravale ses hoquets, s’accommode et intègre ses contradictions vite surpassées,(…) »

Au passage, le tribun à talonnettes, qu’on aura reconnu, lui et d’autres ainsi épinglés, croqués, jamais nommés, juste via surnoms de série télé ou figurines en plastique – le Maestro, le Gorille, le Patron… jamais nommés mais incarnés en leur geste et mouvement – passer outre le miroir d’infos et les animer corporellement (non sans perversité, jouant d’eux comme ces marionnettes à gaine où l’on glisse sa main) est un des enjeux aussi, du livre, dans cette tentative d’appréhension de l’affaire en son entier. Incarner ces figures fictionnelles dont faits et gestes agissent, gouvernent, modifient le monde réel. Le surnom, ici, ne fait pas basculer ce réel en fiction ; le détour est plutôt d’assumer la fictionnalisation permanente de ces entités dans notre réel commun, et les incarnant, tenter non de les humaniser, mais de les mouvoir, et notre conscience dans leur sillage, fouettée – éveillée ?

Larnaudie coupe le stroboscope, puis le son, puis passe en lumière naturelle – l’effet est de descente, celle d’après la drogue ou la fête. Et ce phrasé élancé, emportant avec lui ce lexique aux teintes métalliques, joue dans le même sens : celui d’une mélancolie active, d’un œil embué, mais toujours vif.


Les Effondrés, de Mathieu Larnaudie, Actes Sud, avril 2010, ISBN 978-2-7427-9010-4

26 mai 2010
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