Dominique Dussidour | Ma belle-mère qui était analphabète

À Kheira, àMeriem.



             On raconte encore l’odyssée de cette femme qui traversa seule l’Algérie, la Méditerranée, la France pour voir son fils incarcéré dans une prison lorraine pendant la guerre d’indépendance.

             Ma belle-mère ne lisait, n’écrivait l’arabe ni le français. Elle n’avait aucune lettre, accent, ponctuation àdisposition. Elle ne déchiffrait ni de droite àgauche ni de gauche àdroite, elle devait ignorer qu’on pouvait écrire et lire de bas en haut ou de haut en bas. Elle ne distinguait pas les majuscules des minuscules. Elle reconnaissait les chiffres sur les étals du marché de la Marine et savait additionner et soustraire les petites sommes, pour signer de son nom elle traçait une croix.

             Elle était née un printemps indéterminé d’invasion des criquets.

             Elle n’était pas allée àl’école française : elle était arabe, elle était une fille, vivait dans un village sans eau ni électricité. Elle n’était pas allée àl’école coranique, elle avait appris de sa mère les versets du livre saint qu’elle psalmodiait aux prières quotidiennes.

             Elle avait été mariée, ne se souvenait pas même de quelques croix au bas de documents officiels. Elle gardait dans un mouchoir noué le livret militaire de son mari avec sa photo, la seule qu’elle avait, les sourcils épais, le sourire contraint, les joues creuses, sans turban, les yeux noirs un peu ahuris. Il avait été tué pendant la Seconde Guerre mondiale, la guerre d’indépendance avait tué son fils aîné.

             Elle avait eu un petit-fils de son fils cadet.

             Elle avait une sÅ“ur avec qui elle se disputait. En raison de son mauvais caractère, disait-on, sa sÅ“ur n’avait pas été mariée. Ou alors si peu de temps et il y avait si longtemps que c’en était devenu négligeable. Du pèlerinage de La Mecque qui l’avait faite hadja, cette sÅ“ur avait rapporté un pistolet en plastique rouge et noir de fabrication chinoise qui pétaradait et dont l’affà»t étincelait quand l’enfant appuyait sur la détente.

             Un jour qu’elle cuisait des gâteaux sur le kanoun, le foulard qui couvrait ses cheveux teints au henné a pris feu. À cette époque son petit-fils était reparti en France, aurait-elle appris de lui àécrire quelques lettres, son prénom peut-être, je ne sais pas, ne sais pas dans quelle langue.

             Tout lui était signe.

             Elle connaissait les herbes qui accompagnent la chorba, celles qui guérissent les brà»lures, les insolations. Elle savait auprès de qui se procurer la viande de chameau, le beurre de chamelle. Elle pleurait souvent, sa sÅ“ur qui connaissait la source de ces larmes l’en moquait.

             Un monde analphabète n’est pas un monde muet. Le sien regorgeait de signes qui disaient la naissance, la guerre, la mort. Ciels, plis du tapis de prière, seuils des portes, cris, envols d’oiseaux, pierres sur le chemin, direction de la fumée, couleur du vent, empreintes des pas, les signes débordaient de partout. Elle faisait fondre dans une cuillère un morceau de métal qu’elle versait dans une coupelle d’eau. Au contact de l’eau le métal se solidifiait en une forme quelconque. Elle la manipulait, l’interrogeait. La forme lui donnait des clés sur la santé de son petit-fils, le sang menstruel de sa belle-fille, ne répondait en rien de l’univers des hommes.

             Elle avait été une enfant. Elle avait appris àmarcher, àparler, faire ses ablutions avant la prière, creuser un trou àl’écart du village. Elle avait appris àne pas s’amuser. Elle avait appris àse laver au bain maure : frotter sa peau avec une pierre ponce, s’épiler et nouer la fouta autour de son ventre et ses fesses, enduire ses cheveux d’argile, les rincer, les enduire d’huile d’olive, supporter l’eau très chaude, très froide. Elle avait aidé sa mère àmettre au monde des nouveau-nés qui mouraient dans les trois mois, sa sÅ“ur cadette avait survécu. Elle avait appris àglisser un linge entre ses cuisses, àjeà»ner pendant le ramadan. Elle avait appris àêtre impure, avoir honte, se taire. Elle avait appris àavoir peur des soldats français, les craindre àjeun comme saouls, fuir les éclats de leurs voix, leurs rires, leurs armes, craindre les soldats algériens. Elle avait appris àfaire des provisions d’eau, farine, sel. Elle avait appris àéplucher les légumes, rincer la viande avec du vinaigre, rouler le couscous. Elle avait appris àlessiver, balayer, ranger, recoudre, réparer. Elle avait appris àsortir d’une pièce quand un homme y entrait, père, oncle, cousin, plus tard mari, ne pas croiser leur regard ni leur adresser la parole. Elle avait appris àcarder la laine, àse tenir accroupie, s’asseoir en tailleur, rester immobile, se faire oublier. Elle avait appris àserrer entre les dents un coin de son voile afin de garder les mains libres pour porter les cabas.

             Elle tassait les graines de couscous entre ses doigts, déchirait la viande en petites bouchées qu’elle attendrissait entre ses gencives àla fin édentées. Des tatouages bleus dessinaient une ligne sur son front, son menton, sur le dos de ses mains aux ongles orange. Elle faisait confiance àses intuitions, ses présages, ses pressentiments, ses rêves.

             Après notre départ ses voisins boulangers l’ont réconfortée. Des ombres allaient et venaient dans les pièces vides, elle leur parlait. Elle était analphabète, tout lui était signe, ce texte s’adresse àelle, elle saura en interpréter la forme.


Ce texte a été repris dans S.L.E. Récits d’Algérie paru aux éditions de La Table Ronde en 2012.

Photo Michel Hameau ©

10 février 2009
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