Emmanuel Darley ⎜ Oreilles

Texte écrit àl’invitation de Jean-Marc Bourg et de la compagnie Labyrinthe àpartir d’une musique de Serge Montégu.

Deux chaises. Un petit magnétophone par terre. De la musique.Une femme et un homme. Elle assise de face. Lui debout, allant et venant, regardant alentour.

H : Qu’est ce qu’on entend ?
F : Une musique.
Une sorte de musique.
Quelque chose de pas défini.
H : Ah oui, bien sà»r.
F : Des notes comme ça, çàet là.
H : De la gaîté.
F : Vous croyez ?
H : Des notes qui s’enchaînent. Des touches enfoncées avec plus ou moins de force.
Un temps.
F : C’est cette machine, làdevant, voyez.
Il se penche. Vient s’asseoir àterre près du magnéto.
H : Des touches. Play. Stop. Pause.
Rec. aussi.
Review et Cue.
Review par ici et Cue par là.
F : Repeat ?
H : Comment ?
F : Une touche Repeat ?
H : Ah oui, là, au-dessus.
F : Appuyez. Ça répétera.
En boucle la musique.
Ils écoutent. Il vient s’asseoir près d’elle.
H : Nous voilàbien.
F : Y a plus qu’àattendre.
Mettre un mouchoir sur nos tracas.
H : Vous êtes de la région ?
F : Pas du tout. J’étais juste de passage. J’avais rien prévu.
Voilàtout.
H : Tout pareil, moi aussi.
Rien vu venir.
Un temps.
H : On va attendre.
F : Attendons. Prenons patience.
H : Faisons connaissance.
Ils se tournent l’un vers l’autre.
F : D’abord, l’important, c’est de se regarder.
H : Se détailler même.
F : Vous êtes plutôt pas mal de votre personne.
H : Je vous retourne le compliment.
F : Vous trouvez ?
H : Ah, oui oui. J’aurai pu plus mal tomber.
Vu la situation.
F : Je vous remercie.
Un temps.
F : Pas le coup de foudre mais bon.
Tout de même.
H : Pas l’endroit pour ça.
F : Ça...
Ni le moment.
H : Vous l’avez dit.
F : Rapprochons-nous. Touchons-nous les mains pour commencer.
H : On verra bien plus tard.
Ils se tiennent les mains, visage contre visage.
F : Écoutez...
H : Quoi ?
F : Cette musique...
H : En boucle ?
F : Écoutez bien. Attentivement.
H : Je suis oreille tendue.
F : Une sorte de gravité au départ.
H : Oui. Pas longtemps.
F : Puis comme une allégresse.
Ils se lâchent les mains. Se tournent vers la machine.
F : Une allégresse qui envahit. Puis qui se brouille. Quelque chose qui fâche.
Écoutez.
Elle se baisse. Remet au départ.
F : Écoutez.
(Au fil de la musique) Une sorte de gravité...
Une allégresse qui envahit...
Puis qui se brouille...
Quelque chose qui fâche...
Elle se rassied.
H : C’est vrai.
Peut-être...
F : Dites toujours...
H : Je ne sais pas. Une rencontre peut-être.
F : Une rencontre. Une liaison. Un moment d’allégresse. Puis un déchirement. Comme un sentiment repoussé.
H : Reprenons.
F : Review.
H : Review.
Il se baisse, fait revenir en arrière.
F : Chacun s’avance.
H : Un grave et un aigu.
Je propose, je ne sais pas, pourquoi pas, un homme et puis une femme.
F : Ça ?
H : Oui. Un homme et une femme. Éventuellement.
F : Là ?
Review.
H : Ok, Review.
Review.
F : Non, plutôt un désir, léger, guilleret, aigu.
Et puis la raison, grave et ennuyeuse.
H : La raison ?
F : Celle que l’on nous dicte. Ce que tout le monde pense.
La raison quoi. Vous savez bien.
H : Le désir et la raison.
Se poursuivent, se courtisent.
F : S’approchent, s’observent et se repoussent. Désir prend l’avantage, un temps, Raison succombe au charme, Désir mène la danse, un temps.
H : Chute, laisse la place.
F : Courbe l’échine. Rentre dans le rang. Raison reprend ses droits. Tout le monde est content.
Review.
H : Review.
F : Monsieur Désir.
H : Madame Raison.
F : Monsieur désire...
H : Aigu et virevoltant.
Elle tend la main.
F : Monsieur désire ?
Il vient contre elle.
H : Désire ?
Ils s’enlacent. Ils s’embrassent.
H : On verra bien, plus tard.
Ils ôtent leur chemise. Sont l’un et l’autre parfaitement torse nu.
F : Monsieur désire ?
H : Venir plus près et faire bâiller ce linge.
F : Le vôtre bâille déjà.
Ils ont chacun la main dans le pantalon de l’autre.
F : Review.
H : Plus tard. Plus tard.
Ils se caressent. Les souffles s’accélèrent. Les yeux se ferment.
La musique, en boucle.
F : Là, là...
H : Ici ?
F : Non, là...
Elle tend la main en l’air, vaguement.
F : Là...
H : Je vous caresse ?
F : Non, là, ces notes, là...
H : Les aiguë s ?
F : Oui, oui...
H : Le désir ?
F : Mieux, encore mieux. Là, ces notes-là.
Écoutez, mon Dieu, entendez.
On croirait le bonheur.
H : Qu’est ce que c’est que ça ?
F : Le bonheur, là, le vrai.
H : Qu’est ce que c’est que ça ?
F : Une inconnue, un coup de vent.
Une seconde d’inattention.
Un mystère.
Review.
Review.
Review.
Ils jouissent.
Un temps.
Il se dégage. Se penche. Revient en arrière.
H : Là ? Cette allégresse-ci ?
F : Trop tard.
H : Cette échappée, le vrai bonheur ?
F : Trop tard vous dis-je. Envolé.
Un mirage sans doute.
H : C’est très gai, je vous l’accorde. On se sent, comment dire, transporté.
F : Laissez cette musique s’arrêter.
H : Maintenant que vous l’avez souligné...
F : Baissez le son que diable.
Et rhabillez vous.
Un temps. La musique s’arrête.
F : Vous me répugnez.
H : Madame a raison.
F : Vu la situation.
Pas vraiment vraiment le moment.
H : Madame a raison.
F : Taisez vous, imbécile.
Un temps. Ils se rhabillent.
F : On est là, et vous...
H : Restons assis.
F : Voilà.
H : Ils finiront bien par venir.
F : Pousser la porte. Nous délivrer.
H : Nous laisser respirer dehors. Rejoindre l’extérieur.
F : Retrouver la vraie vie.
S’occuper tristement de soi.
La musique s’interrompt.
Un temps.
H : D’où vient cette machine ?
F : Laquelle ?
H : Là, le lecteur de cassettes.
F : Je ne sais pas. Il était làquand je suis entré. Posé au même endroit quand ils vous ont amené.
H : Pas vu.
F : Pouviez pas, comme ça, d’un coup, tout voir. Pas vraiment vraiment la première chose.
H : Oui, d’abord les murs, les chaises et vous, assise là.
Les fenêtres obturées.
Le bruit, derrière, de la porte.
Il se lève, vient prendre l’appareil et commence àaller et venir en appuyant alternativement sur Play et sur Stop.
H : Pas grande qualité mais tout de même.
Bon petit magnéto.
F : Un vrai luxe.
H : Posé làon se demande pourquoi. Dans quel but.
F : Pour adoucir ou torturer. Au choix.
H : Pensez, un seul petit morceau de rien du tout. Deux trois minutes àpeine. À tourner comme ça en boucle. Une sorte de musique pas bien définie. Pour danser ou va savoir quoi.
F : Pour adoucir les cÅ“urs.
H : Ou torturer. Rendre dingo.
F : Du grave et puis du gai. Juste quelques petites notes de gai, insidieuses, délicieusement légères.
H : De l’allégresse pour enfoncer le clou. Nous rapprocher. Nous jeter l’un sur l’autre.
F : Trop de bonheur.
Un temps.
H : Peut-être pour ceux-làqui viennent nous visiter. Histoire qu’ils pensent Pas si terrible que ça leur affaire, voyons quoi, même de la musique ils ont. L’hôtel quoi. Le paradis. De quoi peuvent-ils se plaindre ? Tout débraillés d’ailleurs. Ont du danser toute la nuit et plus.
Ceux-làqui viennent nous visiter. Bien entourés.
Pas un pas de côté. Suivez le guide.
F : Qui sait ? Une illusion pour nous faire croire que tout va bien et que tout ira bien. Comme un suppositoire pour la douleur effacer.
H : Du bruit, des notes martelées avec plus ou moins de force pour couvrir une autre musique, celle-ci plus grave, dénuée de toute gaîté. Une voix de gorge ou bien de tête.
À côté. Derrière le mur. Tout un bâtiment de voix de gorge ou bien de tête.
Il repose l’appareil. Se recule, s’assoit sur ses talons pour mieux observer et le magnéto et la femme.
F : Rien, ni personne, ne nous oblige àécouter. À jouer cette musique.
On peut toujours laisser le silence, tranquillement, s’installer.
H : Vous aimez ça, vous, le silence ?
F : Un temps peut-être. Une heure ou deux pour mieux respirer. Après, c’est vrai, un peu d’angoisse. Une gêne.
Quoi dire alors ?
H : Je ne sais pas. Faire connaissance.
Un temps.
Ils se regardent de loin puis lui se rapproche et vient, ànouveau près d’elle, s’asseoir.
H : Review ?
F : Une dernière fois peut-être.
Il remet en marche.
H : Qu’est-ce c’est, àvotre avis ?
F : Une musique.
H : Oui, une sorte de musique. Une chose indéfinie.
F : Bien sà»r.
H : De la gaîté et puis du grave.
F : Peut-être un, ou des enfants.
H : Peut-être un adulte avec eux. Hésitant àgrandir.
F : A passer l’autre côté. Encore tenté par ce temps-là.
Pas vraiment convaincu.
Demandant sans doute àvoir.
H : Aurait préféré faire demi-tour. Fermer les yeux.
F : Des notes comme ça, çàet là. Frappées et enchaînées.
H : Libres de s’envoler.
Un temps.
F : Vont bien finir par venir.
Un temps.
H : Venez plus près. Venez tout contre moi et donnez vos mains. Vos lèvres.
Ils s’enlacent assis sur les chaises.
F : C’est une sorte de musique. Comme un enivrement.
H : Comme un rivage avec la mer.
F : Un oiseau. Un papier envolé.
H : Une fuite en avant.
F : Quelque chose comme ça.
H : Une promenade ou une noyade.
Un chagrin où l’on se souvient, où le cœur se serre.
F : Quelque chose comme ça.
Des larmes. Des rires.
H : Quelque chose d’assez gai.
F : D’éternel.
H : Le bonheur ?
F : Qu’en savez-vous ?
H : Pas connu.
F : Jamais vu.
H : Faut dire...
F : Rien qui aide.
H : Serrez— moi encore et tenez- moi les mains.
F : Review ?
H : Review oui et remontez le son.
F : Qu’est ce que c’est votre nom ?
La musique revient doucement.
Depuis quand êtes-vous là ?
De quoi vous accuse-t-on ?
Ils s’étreignent, se parlent àmi-voix.
On n’entendra pas la suite.
La musique couvre tout

Texte déposé àSACD. Publication interdite sans autorisation de l’auteur

6 février 2004
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