Emmanuel Darley ⎜ Soldat Cheval


En parallèle du travail théâtral d’Emmanuel Darley, une manière littéraire très singulière qui s’élabore côté prose et fiction.

Est-ce encore une ville ? Je vais de part les rues, oreille tendue, bien au centre de la chaussée pour éviter les pierres, les maisons qui s’effondrent. Je suis le soldat Cheval, c’est inscrit sur ma feuille mais je suis arrivé bien après. Je ne sais trop quoi faire, les quatre chiens dans mes jambes rassurés, rester lààattendre ou pousser jusqu’àla montagne où doivent se poursuivre les combats. Je reviens sur la place et je retrouve ma pierre. Le jour se lève dans le brouillard, il faut attendre avant de voir le soleil apparaître, passer par dessus les sommets. Un bruit. Le claquement des sabots d’une mule. Le grincement des roues d’une charrette qui approche. D’autres grincements. De la rouille àcoup sà»r. Une bête fatiguée, un homme assis rênes àla main, un enfant près de lui. Trois femmes dans la carriole, des voiles sur le visage. De la peur. Une terreur inconnue. Lente progression vers la maison laissée. Lent retour au foyer. Ils passent. Je fais signe de la main et on ne répond pas. On garde les yeux fixés, tournés vers l’avant, vers ce qui, tôt ou tard ne va pas manquer d’apparaître. Je suis le soldat Cheval, je suis sans uniforme mais ils le savent bien, je suis le soldat cheval et de quel bord je viens, suis-je le dernier des destructeurs ou un fuyard n’ayant pas fui ? Quel est votre nom, pourraient ils demander, et qu’avez vous àdire ? Doit on vous remercier ou d’un coup de baguette presser le pas de la mule épuisée ?Ils passent. Je ne bouge pas. Grognements des chiens puis silence. Sabots trébuchants, craquements du bois. Je ne bouge pas. J’attends là. Passent des avions ennemis, rasant le pays pour en compter les corps. Passent et repassent dans le vacarme des réacteurs.Ne perdez pas de temps, voyez les autres villes, ici c’est terminé. Rayé. Raturé.Silence. Peu àpeu s’amplifie le moteur d’une jeep. Entre rapide sur la place par l’avenue, file vers la sortie mais bifurque sévère et vient vers moi sans ralentir. Le commandant. Quelques enfants soldats et le commandant, le couteau àla main. Descend lentement et vient m’observer sous le nez. Respire doucement comme d’une colère trop longtemps retenue. Pose la main sur mon épaule comme un père attentif : Soldat Cheval, vous voila donc. Enfin.Voyez ce qu’il nous reste, quelques gamins, une ou deux jeeps et les chevaux, là-bas, au-dessus de la ville.Vous voilàparmi nous, auriez vous quelque chose, quelque excuse àfournir ? Je ne dis rien. Je baisse les yeux. Soldat Cheval, les petits vous ont vu àla jumelle depuis la colline, ils ont dérangé mon sommeil pour m’avertir de votre entrée triomphale dans la ville, de votre marche forcée vers nous, àcontre-coeur, quand l’exode vous semblait plus heureux. Moi, je suis Cheval, pas même soldat, pas d’uniforme, encore moins d’arme et je suis arrivé en retard, cherchant dans les décombres s’il était pensable être utile, donner un coup de main, mais le commandant regarde déjàailleurs, il se tourne vers les murs, la façade du palais, il compte des yeux ceux qui face contre terre sont couchés, il fait un signe et les enfants descendent. Nous avançons en ligne et cette fois ça y est : je suis soldat, soldat de l’armée du commandant et nous allons dessus nos morts, fouiller les poches, vider les sacs, récupérer les noms, les âges et les derniers vestiges, les armes, les papiers, les drogues et les billets. Les bottes, les vestes, les ceinturons. Tout cela dans la jeep. Et nous dessus assis. Nous reviendrons tantôt, ramasser ces soldats et dans les bois les enterrerons. Soldat Cheval, vous creuserez les fosses, une àune et puis vous reboucherez, vous tasserez la terre, ce sera làvotre croix, ce sera làle prix. Rompez. Démarrez. Retournons. La jeep se met en route. Moi je suis Jument, la femme àCheval et je suis loin d’ici. Cheval désormais soldat qu’il doit être avec le casque sur la tête et les médailles sur la poitrine, va je le connais mon Cheval, l’a pas peur mon Cheval, tout devant qu’y doit être àdiriger les autres. Moi je suis loin d’ici. En dehors du pays. Dans du grillage et de la boue. Du froid, de la faim et puis des maladies, voilàce que l’on trouve de ce coté, au delàde la barrière. Ouais. Marcher tout ça pour trouver ça. Moi je suis Jument et j’attends mon Cheval. Je sais ce qu’il en est. Un soldat comme Cheval doit pas y en avoir deux. Lui devant, les autres derrière. Lui debout àpenser bien, ày voir clair et àgueuler, gueuler les siens et puis les autres, gueuler la marche, les caches et les attentes, gueuler Cheval tout bas àl’oreille de ses gars pour qu’y z’oublient rien, qu’y tirent où qu’y faut, comme il faut.Va revenir Cheval et d’un bon pas, c’est sà»r. Nous aura libérés même. Tout foutu dehors les autres qu’y sont venus chez nous, tout repoussés jusqu’àleur chez eux pour qu’y z’y restent cette fois. Cheval c’est un bon gars, un gars costaud qu’a peur de rien, va de l’avant sans se cacher la face, va àl’ouvrage sans souffler mot et tous les autres y suivent, entraînés par Cheval qu’y sont tous. Chef de guerre Cheval qu’il est. Chef de guerre. Avec la voiture, l’escorte et le costume. Un beau costume. Peut être pas repassé repassé mais bon, quand y faut, un pli ça ou là, ça compte rien, c’est pas du grave. Moi, mon nom c’est Jument et je suis làau milieu des autres. Tous collés les uns contre les autres. Sous le soleil ou bien la pluie. Tous serrés àse sentir l’haleine. Je tiens les autres, les autres me tiennent, chacun se tient, Jument ou autre. J’ai pas peur moi. Pas peur non. C’est parce que j’ai l’idée de Cheval dans le crâne. Jamais y sort l’idée de Cheval de ma tête, ni le jour ni la nuit. Comme ça Jument elle tient.J’ai creusé tout un temps dans le bois, les autres gars autour de moi, des gars tout jeunes, la main sur le visage, la main toute nue ou bien avec un linge, histoire d’empêcher l’odeur, l’odeur des tombés au champ d’honneur. Le commandant assis sur l’arbre coupé attendant tranquillement, respirant sans soucis, avalant pour courage l’odeur des étalés àses pieds. J’ai creusé tout un temps et c’était difficile, la terre elle résistait, du sable juste en surface mais dessous du cailloux. Des racines aussi qu’y fallait couper d’un bon coup de bêche en levant haut les bras. J’ai fait un trou, puis deux, puis trois puis je ne comptais plus, je m’activais en m’enfonçant sous terre, je remontais, recommençais plus loin, jusqu’au signal du commandant, disant le compte est bon, alors je suis allé au tas, j’ai pris les gars un par un, par les pieds ou par les mains, des plus lourds, des plus légers, les corps glissaient au fond et je poussais la terre, je poussais la terre, je poussais la terre. Les enfants m’entourant. Gardant leur casquette àla main. Puis j’ai tassé. J’ai marché lourdement sur la tombe de chaque gars, pesant chaque pas d’avantage comme on écrase le vin, le raisin pour le vin. Dans le silence. Le recueillement. Amen, a dit Salive et tout le monde s’est détourné.

Texte paru In Kaboul - ouvrage collectif, ed. Espace 34 - 2003

6 février 2003
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