Les Zozios de Jacques Demarcq

Les "zozios", c’est aussi un immense boulot de composition de pages.

Le texte qui suit a été écrit pour, puis lu en introduction de la soirée "Poèmes en cavale" consacrée à Jacques Demarcq, qui y a lu de larges extrait des Zozios, soirée organisée au Pannonica par la Maison de la poésie de Nantes), le jeudi 27 novembre 2008.







(à gauche, une image pour dire, que : « Les Zozios », c’est aussi un immense boulot de composition de pages.











Je vais être un peu long, mais quoi, il faut bien rendre compte ici de vingt ans de travail...
J’avoue, je ne goûte guère les préfaces, surtout lorsqu’elles jargonnent dans l’universitaire (Gracq me réjouit lorsqu’il dit : « Je ne parle pas l’agrégé »), les pires étant celles qui, justement, ne sont pas écrites par des universitaires, mais par ceux qui les singent. Or, l’an passé aux Éditions du Seuil, je suis tombé sur une exception magistrale avec 95 poèmes de Cummings préfacés et traduits par Jacques Demarcq.
Jacques Demarcq, clair et éclairant, précis et pénétrant, voire pédagogue, nous démontre enfin que Cummings n’est pas un auteur difficile, un abscons, un hermétique. En ouvrant grand la porte de ces poèmes, il m’a fait comprendre qu’il fallait entrer dans ces pages comme dans un jeu, une série de jeux. Imaginons, par exemple, des mots croisés ; ceux-là ne se donnent qu’avec effort, après recherches, hésitations et réflexion. C’est, me semble-t-il, exactement le même principe qui prévaut pour les poèmes de Cummings : acceptons de passer du temps sur chaque page pour en décrypter les jeux de versification, de typographie, la raison d’être des parenthèses ou des espaces manquants. Au bout, l’évidence lumineuse, comme lorsque l’on a fini de remplir sa grille de mots croisés ; quelle récompense ! Ça n’était pas si difficile !
Cette préface, comme la traduction et la connaissance de Cummings, peut introduire à la lecture des Zozios, « livre bouquin multiple » dit son auteur, ajoutant que ces Zozios appartiennent à leurs lecteurs. Autant dire : approprions-les nous, lançons le jeu.
Qu’est-ce donc que Les Zozios ? Il ne s’agit pas, loin s’en faut, d’un simple recueil de portraits d’oiseaux. C’est un livre total, le « paradis du zoziolisme », une somme, une œuvre, le « chef-d’œuvre » d’un compagnon poète. Car que fait le poète ? Jacques Demarcq répond : « Le poète suppose, mélange, exagère, invente sans y croire, se méfiant plus que tout des mots, jusqu’à ce qu’une vérité le rattrape. » Dans les Zozios, la variété des formes, et des formes entrecroisées, est confondante. Certaines pages tiennent du journal, d’autres du récit, du dialogue, du conte, de l’essai. Mais toujours, le poète est là, dans cette « pouhésie qui tourneboule ». Tout cela brassé et construit, nourri de littérature, de voyages, d’observations, d’histoire, de philosophie, de linguistique.
Proses et poèmes alternent, et Demarcq excelle dans le grand écart entre les phrases classiques et les propositions éclatées, entre les narrations linéaires et les explosions typographiques. Grand écart que l’on retrouve entre les mots les plus anciens et les plus neufs, accueillis sans vergogne, avec de savants recours à plusieurs langues étrangères. Toniques télescopages.

Voilà, d’évidence, un grand œuvre (à chacun son Grabinoulor), long chantier abouti, fruit d’un considérable travail, d’une érudition impressionnante, mais invisible travail car comme Cézanne Demarcq sait effacer les traces du travail.
Rien de gratuit, de facile, de relâché ni d’approximatif dans ces pages soutenues par une maîtrise remarquable du sujet initial, les oiseaux, dont Jacques Demarcq semble tout savoir, sans pourtant se prétendre ornithologue, chants et mœurs, habitats, etc., mais on n’ignore pas que la connaissance n’est innée pour personne et que nous avons donc à saluer ici le travail opiniâtre de vingt années — le travail mais aussi la jubilation qui l’accompagne, une jubilation éclatante, dans chaque page. L’hirondelle, on la voit, la tourterelle on l’entend. Et plus de cent autres, ce merle par exemple, qui « picole » un raisin. On en saisit jusqu’aux caractères, oiseaux dans tous leurs lieux et leurs états, de la nature au zoo, de la volière à la casserole.
On l’a compris, l’intérêt et la curiosité de Jacques Demarcq ne s’arrêtent pas aux oiseaux, sa culture est universelle, qui force d’autant plus le respect qu’elle ne se prend jamais au sérieux, que jamais elle ne pontifie — on appréciera les deux pages où l’auteur s’autocritique plaisamment.
Car c’est drôle, irrésistiblement drôle, inventif, fantaisiste (une fantaisie qui plie et tord la langue), étonnant, déconcertant, volontiers coquin et toujours malin : « Jamais je n’ai rêvé poème plus remuant » avoue-t-il. Et : « J’écris pour voler dans les plumes, davantage que pour fixer ». C’est vrai, Les Zozios ébouriffent leur lecteur. Et Demarcq de plaider : « La rime est un outil à bousculer la langue, à lui faire violence, peut-être à faire vaciller les certitudes de la pensée. »

Si écrire est traduire, traduire est aussi écrire et Demarcq traduit les oiseaux en littérature traduitcuicui les oiseaux et bien davantage, on l’a dit : familier de Baudelaire, de Mallarmé, de Cummings, de Leiris (Demarcq serre ses gloses), j’en passe, et d’innombrables, il consacre plus de soixante textes à des évocations truffées de références (où l’on apprécie donc un insatiable lecteur), et non pas des pastiches, saluant autant d’artistes ou de personnalités, de the stein à la rouzeau en passant par l’aristophane, le bashô, il giotto ou un shakespeare.
Plus qu’une langue, c’est un langage que fabrique, unique, Jacques Demarcq, absolument neuf, audacieux, et accordé à son propos. Assonances, allitérations, rimes, jeux de mots (plutôt que bons mots), licences typographiques, onomatopées, néologismes, mots-valises, comme ajoutant un supplément au dictionnaire, composant le Demarcq après le Littré, le Larousse, le Robert. Joueur impénitent, ce Demarcq fait le Jacques (parenthèse ici pour dire que le Robert signale que le mot jacques désigne un « oiseau à comportement vif, un peu fou » tel le geai ou, plus rarement, le corbeau, le hibou et la chouette) ; Jacques s’amuse encore avec les règles de la versification, parfaitement connues de lui, s’appliquant à « désailer » le texte. Jeu jusque dans les pages essayistes : incorrigible Demarcq qui ne peut pas s’empêcher, il y a du clown chez lui et, sans doute, une volonté farouche de ne pas s’enfermer, de ne pas se laisser enfermer : « Je délire, ou je fais de la poésie, ce qui se vaut ». Et : « Toute écriture vraie, tout geste artistique est une affirmation de liberté. »

On n’enfermera donc pas ce drôle d’oiseau Demarcq dans les cages de la poésie sonore, visuelle, concrète ni d’action ; il les chahute toutes, notre feuilletoniste d’histoire littéraire de Dans la lune. Les Zozios (certes il y a un CD à la fin de ce livre de 337 pages) ne sont pas qu’à écouter. Certaines graphies ne peuvent être appréciées qu’à l’œil. Il faut donc regarder ces Zozios, les lire, les écouter, plus sûrement les reregarder, les relire, les réécouter.

J’ajouterai ici, et foin des chapelles et autres coteries (j’ai failli dire conneries), pour reprendre une idée de Jean-Pascal Dubost (sans j’espère le trahir même si nos mots ne sont pas les mêmes), qu’en choisissant un sujet emblématique du lyrisme le plus conformiste, à savoir les oiseaux, Jacques Demarcq, par son, par ses écritures, secoue et renouvelle le lyrisme, apportant une réponse éclatante à l’une des questions les plus aiguës qui se posent à la poésie d’aujourd’hui. Le lyrisme, pour peu qu’on le bouscule et qu’on n’appelle pas n’importe quoi lyrisme, a encore de beaux jours, des jours neufs devant lui.

Gonflé, Demarcq, car si un livre brille par son intelligence c’est bien Les Zozios dans lequel il cite cette phrase de Proust : « Chaque jour j’attache moins de prix à l’intelligence ». Comprenons bien, alors, que ce livre n’est pas fait que d’intelligence même s’il en déborde, il y a là de l’astuce, de la rouerie, du jeu, de l’invention et de la fantaisie (on l’a dit), des surprises, des chausse-trapes, des images (on citera « les photographes d’antan plongeant la tête sous un jupon de veuve »), en un mot du talent, et un sacré talent.

Jacques Demarcq et ses zozios n’ont pas peur des mots, ce que j’ai noté au vol pendant l’une de ses inoubliables lectures :
ça s’actualise avec culot
ça onomatopète
ça synonymise
ça analogise
ça coupe-colle
ça détonne étonne étourneaux ritournelles
ça jubile
ça assonne et ça sonne
ça chansonne
ça sansonne
ça sansonnette
ça sonnette
ça baudelairise ça mallarMuse
ça rime et dérime ça déride ça pouffe fait pouffer
ça abrège
ça copule
ça côche
ça pornérotise
ça bondit rebondit
ça vole s’envole
ça converse
ça colloque colloque des oiseaux
ça argote langue verte vert jardin
ça gromotte ça lolurote ça débagote ça asticote ça chipote ça tricote ça tripote ça tarabiscote ça margotte ça pisote ça frigulote ça fringote ça gringotte ça truisotte ça chuchote ça zoziotte...

Dame ! en voilà du haché rythme du diable qui coule et chante.

On n’oubliera pas, enfin, de souligner que ce volume a été publié avec un soin extrême, c’est du cousu s’il vous plaît, par les Éditions Nous, tant du point de vue de la typographie que de la mise en page et de l’iconographie car il y a des photos, des graphismes, des pictogrammes, de la couleur. Les Zozios ont reçu le « coup de cœur » de l’Académie Charles-Cros. Eh bien, Jacques, « oiseau un peu fou » de ce soir, chantez maintenant !

Bernard Bretonnière


Bernard Bretonnière, auteur, est vice-président de la Maison de la poésie de Nantes.
Les Zozios a paru aux remarquables éditions Nous.


A noter : La même Maison édite ces jours-ci une partie du journal de travail des zozios, intitulée « La vie volatile » ; objet aussi discret que magnifique (la maquette est de Jeanne Frère et Frédéric Laé), inaugural d’une collection de micro-éditions nommée "Chantiers navals" .

30 novembre 2008
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