Laurence Paton | Pilgrim’ church

De Laurence Paton, lire aussi Odessa, Noir 2 et Noir 3.


Le théâtre c’est ce qui sort du noir

Le fauteuil rouge sort de l’ombre
La faux tournoie et siffle.
Un homme marche dans les rues noires et vides, un couteau àla main. Il cherche « la mother  ».

Chanson :

Le soir quand i r’vient dans sa p’tite chambre
après avoir travaillé aux abattoirs
il est en pleine forme

ChÅ“ur :

Et se pend aux rideaux

Où est sa chambre ?
Est-ce que quelque part une chambre l’attend ?
Dans la ville, un peu partout, des chambres perdues,
des maisons mortes, abandonnées depuis longtemps.

Comment les retrouver ? Quel chemin prendre ?

A voulu s’éloigner. A monté la rue en pente jusqu’àune grande place pavée de pierres blanches brillant au soleil. Une église s’y dresse, étroite et haute elle ressemble àun château fort blanc et lumineux, mais pas le temps de s’attarder, doit rejoindre les autres, ne sait plus où il est, ne reconnaît plus rien, c’est comme se retrouver dans une ville étrangère. Il s’est écarté du chemin habituel, est beaucoup trop haut, n’arrive pas àtrouver les rues qui permettent de redescendre vers le canal.

Travaille aux zabattoirs
dans la ville basse
ça va l’occuper
ça va lui r’mettre
les idées en place
quand i fait rien
i broie du noir

À un croisement, s’approche d’une femme en sandales qui vient de s’engager sur un sentier de sable. Entourée de ses enfants, encombrée de sacs, elle va àla plage. Il ne parle pas sa langue et a oublié les quelques mots d’anglais qu’il connaît. Malgré les efforts du fils aîné désireux de l’aider, il ne peut se faire comprendre. Voudrait leur dire qu’il cherche Pilgrim’ Church, mais n’a plus aucun mot àsa disposition. Et même s’il parlait leur langue ou pouvait communiquer avec eux en anglais, ne sait pas, ne sait plus d’où il est parti, d’où il vient, n’a pas pris de repères et ne peut pas retrouver la maison, l’hôtel ou le foyer où il habite, où sont ses affaires —il est encore trop haut, il doit descendre encore.
C’est, près de Pilgrim’ Church, une grande maison, une maison-château avec des couloirs, des corridors, des escaliers de service, dans le bas de la ville, pas tout en bas près de l’eau, plutôt àmi- hauteur, àl’intérieur de la ville, entre la tour blanche, et le port.
Au niveau intermédiaire où est située la maison, l’hôtel ou le foyer - qu’il cherche —mais ne serait-ce pas plutôt une école désaffectée, ou une salle àmanger de restaurant -—, les petites rues étroites lègèrement en pente s’élargissent en places, des vieux hôtels particuliers élégants et fermés sur eux-mêmes, aux frontons ornés de coquilles saint-jacques inversées, aux grandes fenêtres cintrées, dressent leurs façades garnies de pilastres de pierre et de balcons galbés.
Il n’a pas pris l’adresse, et comment retrouver une rue, une maison, un lieu qui n’a pas de nom ? Tout se ressemble dans une ville inconnue — quand il est sorti , a-t-il pris àdroite , àgauche, est-il monté tout droit ?
Est vraiment perdu, même dans les maisons il se perd, ce n’est pas une histoire d’itinéraire, mais de langue, pilgrim’ church, ce pour quoi il laisse des chambres vides partout dans la ville, partout dans le monde, des chambres où il ne pourra jamais plus revenir, des portes qui se ferment. Enfermé àl’extérieur.

Il peut juste dire — il pourrait juste dire si les mots ne lui échappaient pas — « aidez-moi àtrouver ma maison, je ne sais plus où elle est  », àcette femme qui va àla plage entourée d’enfants, de sacs et de serviettes de bain et attend patiemment, immobile sur le chemin de sable, stoppée dans sa descente vers la mer, qu’il se décide àparler pour le renseigner. Après avoir plusieurs fois essayé de retrouver la formule àconsonance étrangère, quelque chose qui sonne comme pilgrim’ church, il essaie de lui décrire les lieux. Mais une maison, c’est comme l’amour et le vent, cela ne s’explique pas, cela se sent.

Pilgrim’ church, pilgrim’ church, elle ne comprend pas, pilgrim’ church, une maison en bas de la ville, pas loin du canal, des usines et des entrepôts, enfermée dans un grand jardin, presque un parc, avec des massifs de buis, des allées de graviers, des bassins, un jardinier préposé aux orties, et un tapis d’herbe tendre où sont piqués les souvenirs bleus, jaunes, blancs, rose.
Tout est dégagé, il n’y a plus de clôtures, aucune séparation entre les deux maisons mitoyennes, elles sont réunies, et il se tient àla fenêtre du salon de l’autre maison.
Il est passé de l’autre côté, làoù personne n’allait jamais, et regarde le jardin : il voit très loin, bien après la première pelouse et les marches qui mènent àla vasque de pierre remplie d’eau, jusqu’au mur du fond derrière lequel s’étendent les faubourgs et les chantiers. À gauche, juste devant lui, il remarque une vieille armoire dans un hangar et des constructions basses et longues qui n’existaient pas jadis. Il se demande si au premier étage les séparations ont été abolies comme au rez-de-chaussée, ce qui signifierait qu’on peut circuler librement d’une aile àl’autre comme dans un château, et que dans la chambre d’enfant le fond du placard qui butait sur le mur de l’autre maison s’est transformé en une porte ouvrant sur une deuxième chambre, double de l’originale, mais inversée comme dans un miroir.

Pilgrim’ church, pilgrim’ church, comme si cette dame qui s’apprête àdescendre àla plage allait comprendre ce que ces sons recouvrent pour lui. Au milieu de la ville une très grande maison-château avec tout un groupe d’amis réunis autour de la table. Il a quitté le repas, traversé deux couloirs et trouvé des toilettes vermoulues dont la porte àclaire-voie ne fermait pas. Quand il a voulu regagner la table, il était devenu impossible de revenir en arrière, il a dà» continuer àavancer.
Il a traversé un laboratoire qui ressembait àune cuisine. Des hommes désœuvrés s’y tenaient. Affalés sur les paillasses, ils veillaient l’ après-midi vide en rigolant. Ils l’ont regardé marcher sur le carrelage jaune et, sentant la menace, il a accéléré le pas—s’il avait semblé perdu et hésitant, ils auraient pu sans doute se jeter sur lui.
Il s’est enfoncé plus avant dans une deuxième maison cachée par la première, pleine de recoins et d’escaliers dérobés étroits et noirs, et a débouché dans une ville étrangère du Sud.
Ici, la mer est partout. On la sent même derrière les murs des lycées et des prisons, jusque dans les maisons cachées au fond des cours derrière des immeubles, des maisons invisibles de la rue, reculées comme l’enfance, des maisons qui semblent exister depuis toujours et auxquelles on accède par un petit perron, des maisons du passé avec des volets àclaire-voie blanc-gris, des demi-étages, des cagibis, des pièces inoccupées, des parquets qui penchent vers la rue.

Carcasses,
quarts de bœuf
blouses blanches rouges de sang
odeur poisseuse
ça change les idées

On recule de plus en plus dans le temps.
Le banquet se déroule dans une partie de la vaste et sombre salle àmanger, les convives se tiennent très droit et sont tous excessivement polis, aimables, calmes et souriants. Des morts chic.
Quand il était arrivé en retard au dîner, tout le monde était déjàinstallé, son siège àcôté du maître de maison était pris mais tous s’étaient poussés très gentiment pour lui faire une place en bout de table, un peu àl’écart, et quelqu’un lui avait même apporté des couverts. Les gens importants étaient tous du même côté, sur la droite, et s’amusaient de le voir boire la bière àla bouteille ou d’entendre les bébés gazouiller derrière lui. Maintenant autour de la table, sa place est vide, ils n’ont touché àrien, on voit encore des traces de mousse dans son verre et les deux bébés sont toujours derrière son siège, dans leur couffin posé sur le parquet, comme il les a laissés.

Il en abat du travail
aux zabattoirs
il chante
« oh Lady Mary
et sa robe jolie
oh Lady Mary
tes yeux bleus
Fuck you Lady Mary
Fuck you  »

À force de chercher son chemin, il est sorti de la ville, les pavés sont devenus de la terre, puis du sable. La nuit commence àtomber, l’ hôtel est au milieu des pins, il entre dans le hall en marbre, et demande une chambre. Mais comme il n’a pas réservé il sera logé àl’annexe, l’avertit le réceptionniste en uniforme noir et or. Dans le bâtiment n°3.
À côté de lui, une femme accompagnée d’un jeune garçon parlemente pour être logée dans le bâtiment principal, comme prévu. Mais elle est arrivée trop tard, toutes les chambres sont prises. Comme elle insiste, des hommes musclés se dirigent vers l’enfant. Elle l’emmène vers l’annexe perdue dans les sables et qui ouvre sur une pièce sans affectation précise, une sorte de débarras vide où sont suspendus au centre quelques dossiers. La chambre, plus vaste qu’il n’y paraissait en entrant, est remplie d’une multitude de petits objets et suivie par deux salles de bain en enfilade, toutes deux carrelées de marbre noir. Les draps du lit sont froissés—quelqu’un y a dormi récemment. Elle s’approche de la fenêtre et voit une pelouse vert tendre où sont tapies des tombes.

18 septembre 2008
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