Un atelier d’écriture Général Instin .2

voir aussi le premier épisode de ces traces d’atelier

Mao, l’une des figures d’anis GRAS le lieu de l’autre à Arcueil :
« Mao, où en sommes-nous avec le temps ?
— Bientôt l’heure de l’atelier. »


L’atelier consiste donc à fabriquer un objet fictionnel Général Instin : objet aux contours flous en déplacements, décalages, échos. Chaque écrit prend place dans l’ensemble, a son importance en tant que tel et comme partie de l’ensemble. Tout ce qui surviendra dans les textes ou les paroles échangées peut déboucher sur des pistes nouvelles. Je n’arrive pas avec des idées précises, formatées, mais avec un « corpus fantôme » constitué des travaux Instin existants, littéraires ou non, des traces du général Hinstin historique que j’ai pu récolter (notamment une lettre à sa sœur), et des motifs à explorer. Cela implique d’être à l’écoute des incidents, épiphénomènes, hasards, d’utiliser les relations qui naissent entre les participants, de générations et origines diverses.
Comme le Général échappe à toute définition, nous avançons dans son ombre en chemins de traverse, assemblant des matériaux a priori hétérogènes : éléments biographiques des participants, fictions, mélange de personnages réels et imaginaires… Au-delà du personnage Instin inspiré d’un général du XIXe siècle, s’ouvre une promenade dans le magma, la fourmilière instinienne que nous recomposons et prolongeons.
Ceci dans un large champ textuel : éléments formels, narratifs, descriptions, dialogues, récits etc.

ardoises de Valérie Marange

Exercice d’assouplissement du moi

Geste premier : poser que l’on est, comme le Général Instin, non pas quelqu’un de précis mais plutôt une nébuleuse qui adopte selon les moments diverses formes.
D’abord, se débarrasser de l’illusion selon laquelle celui qui écrit à la première personne parle toujours de lui-même.

Faire une suite de propositions commençant par « On raconte qu’il (ou elle) » en s’inventant un ancêtre fameux dont la famille parlerait encore. Puis changer le « il » ou « elle » en « je ».

Catherine. On raconte qu’à l’age de trente ans, j’avais quitté la France.
On raconte que l’intensité de mon regard troublait mon entourage.
On raconte qu’à mon retour d’Espagne je me suis installée dans le Sud de la France.
On raconte que j’avais l’habitude de ne pas terminer mes phrases.
Chantal [1]. On raconte que je ne savais ni lire ni écrire.
On raconte que je fus acrobate, funambule, homme de cirque ou de foire.
On raconte qu’à la fin de ma vie je fus cantonnier en ville.
On raconte que mes colères étaient telles que je tirais la nappe sur la table et brisais toute la vaisselle.
Gisèle. On raconte que j’ai fait la campagne de Crimée.
On raconte que je me suis battu à Ulm, Ikerman et Sébastopol.
On raconte que je suis rentré en France comme un héros.
On raconte que j’étais beau.
On raconte qu’un général a fait un enfant à l’une de mes aïeules, mais on n’a jamais pu me dire laquelle, si bien que je ne sais pas comment je descends de lui.

Un lieu originel

Chacun dans sa mémoire prélève un lieu d’enfance, qui servira de support à de futurs textes, sera déconstruit, refaçonné, décliné selon plusieurs regards. Le processus de recréation qu’opère la mémoire est la matrice du processus de création en général.

Exercice en deux parties. 1. Décrire au présent un lieu d’enfance lié à un souvenir, sans évoquer directement ce dernier. Utiliser les sensations, les détails, l’époque etc., pour laisser percer les empreintes du souvenir. (Ce souvenir ne doit pas forcément être marquant ; au contraire, il peut être très léger.) 2. Suite de phrases commençant par « je ne me souviens pas » en relation avec le souvenir et le lieu.

Gilles [2]
C’est le jardin de la route de Rueil. Au 16.
Il y a, ce gravier usé et ocre tout autour de l’ancien pavillon, immense, portant haut un mystérieux salon dont la hauteur est hors norme. Un accès vers des baies vitrées au-dessus du jardin y a été adjoint. Là où reposent les photos des mariés, en noir et blanc.
De la même pierre que la maison de mes grands-parents, apparaissent des murs délimitant le fond du jardin, par-delà le cerisier et le mirabellier. A la base sont enracinés des peupliers faisant ombrage aux terrains de tennis en terre battue rouge chez des voisins bruyants et revendicatifs. Un chemin coupe la pelouse fraîche et humide, saisie par une chaleur estivale fréquente. S’étendre là est un paradis, et on peut voir le haut du cèdre centenaire qui a un jour failli s’abattre sur la maison.
On ressort par deux portails, l’un vert, rouillé et l’autre bleu océan.
Le pollen au printemps, et la course aux marguerites ne font pas oublier les odeurs de viande brûlée que porte le vent quand il s’oriente au sud. Autre recours : le feu de mon grand-père, les odeurs de noisettes. Du caoutchouc et de l’essence aussi, drogues anéantissant tout après la cendre et la verdeur des rameaux de printemps.
Autre époque : l’hiver, ces cailloux qui crissent sous les courses des enfants, autant de pierres ocre en fragments semblant agglomérées par la glace.
A l’automne, la balançoire rythme les passages de grosses voitures familiales de la ville royale. Le jeu des hauteurs terrifiantes parfois récolte avec les pieds des gamins les résistances des feuilles mortes marron que l’on voudrait prendre à pleins bras...
De la baie vitrée ouverte là-haut fuient les notes du piano du général D.

Je ne me souviens pas si on avait fait crisser le gravier autour du château.
Je ne me souviens pas si j’avais déjà habité les lieux avant.
Je ne me souviens pas si l’odeur du feu ne m’avait pas indisposé.
Je ne me souviens pas si mon grand-père ne s’était pas pris les pieds dans les racines du peuplier.
Je ne me souviens pas si une éclipse de soleil n’avait pas obscurci la lumière un moment.

Chantal
On sort de la maison, on atteint la lumière, on fait quelques pas, trois ou quatre, on saute au-dessus d’un ruisseau de purin, on remonte le chemin de terre de quelques pas, un peu plus, une dizaine, une douzaine, et on tourne à gauche pour arriver aux Communs.
C’est un espace rectangulaire – quatre côtés, et la terre, et le ciel. En bordure, deux chemins de terre, et parallèles, une grange aux portes ouvertes contre un enclos à moutons et un fouillis d’arbres et de broussailles. En haut, toujours le ciel ; en bas, la terre, les cailloux, les amas de feuilles mortes, un tas de bois coupé. La terre est boueuse, les pieds s’y enfoncent quand il a plu. Sinon, elle est sèche, dure même en hiver. Les pieds trébuchent dans les rugosités, les irrégularités, les bosses, les pierres.
A l’entrée des Communs, près du chemin qui mène à la maison et à quelques mètres du fouillis d’arbres, il y a un puits de pierres couvertes d’une mousse plus jaune que verte qui se propage au sol en une large traînée vers les arbres.
La mousse, par soleil chaud, est sèche, elle craque, elle cède, elle se fend en parcelles minuscules. A mesure qu’elle avance vers les arbres elle devient humide et souple.
Le plus grand des arbres est un chêne qui absorbe la lumière et crée dans l’espace lumineux une masse sombre. Il est difficile de faire le tour du tronc planté dans un amas épais de feuilles en décomposition et de ronces serrées et tordues.

Je ne me souviens pas du nombre d’enfants que nous étions ce matin-là : deux, ou trois, ou quatre ?
Je ne me souviens pas si l’un d’eux a dit le nom des insectes noirs.
Je ne me souviens pas si l’insecte mourait une fois que nous avions craché sur lui et qu’il saignait, je ne me souviens pas non plus s’il bougeait, s’il s’enfuyait.
Je ne me souviens pas de l’âge que nous avions.
Je ne me souviens pas que cela se soit reproduit.

Catherine [3]
Je suis assise sur une surface d’une couleur indéfinissable, de forme rectangulaire. C’est un plastique épais usé et taché par endroits. Je promène mes mains sur cette étendue brune et verte. Je ressens les aspérités du sol. Cependant son toucher est assez doux et brûlant parfois. Un matelas d’un rouge sombre et profond comme une épaisse tache de sang se répand sur ce sol. Négligemment éparpillés quelques vêtements, une bande dessinée de Blake et Mortimer, une lampe de poche orange, un lecteur MP3 et un drap roulé en boule.
En prenant un peu de hauteur, les couleurs changent, l’échelle s’amplifie, le beige et le bleu dominent. Les dunes et la mer monopolisent le paysage soulignés de quelques touches vertes ou blanches. Depuis ce promontoire, les tentes sont parfaitement visibles. Lovées au creux des dunes elles ressemblent à des morceaux de ciel bleu épargnés par les nuages. C’est notre campement pour une nuit, quatre canadiennes qui ensemble constituent une bulle, un lieu à fabriquer des instants privilégiés, hors du temps, hors de tout. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, du dedans, du dehors, de l’ici ou l’ailleurs, de l’inclusion et de l’exclusion. De ces frontières, de ces limites qui se déplacent entre les espaces, entre les gens, sculptent la vie, modèlent les émotions. Ici, en haut, c’est l’immensité, l’infini. Une odeur de sable chaud, de graminées brûlées par le soleil, les embruns de l’océan qui arrivent au gré de la brise, accompagnés des rires et des cris des baigneurs. Là-bas, dans ce minuscule cirque, le silence. Le temps semble suspendu.
De l’intérieur de la tente, bruits, odeurs sont atténués, diminués par la chaleur étouffante peut-être ou juste par cette simple toile de coton. Et si ce morceau de tissu qui dessine visuellement la limite entre l’intime et le public opérait comme un filtre parfois perméable, parfois d’une étanchéité inouïe ?

Je ne me souviens pas si j’étais déjà allée me baigner avant de retourner dans la tente.
Je ne me souviens pas si c’était le 17 ou 30 juillet.
Je ne me souviens pas si je portais cette tunique indienne que j’adorais.
Je ne me souviens pas si la mer était agitée ce jour-là.
Je ne me souviens pas comment nous étions parvenus à convaincre nos parents de nous laisser faire ce camp.
Je ne me souviens pas si j’avais beaucoup ri la soirée précédente.
Je ne me souviens pas de ce que nous avons mangé devant le feu.
Je ne me souviens pas si nous avons joué des morceaux de Janis Joplin à la guitare.

Gisèle [4]
Entre les deux corps de ferme franc-comtoise, qui sont face à face, il y a un lieu de passage pour les vaches, les charrettes, les chiens, les gens, les poules. On l’appelle « la cour ». Le sol est de terre battue, et constellé de bouses de vaches en état divers d’assèchement. Le vent s’y engouffre souvent, porteur d’odeurs animales que j’aime. À droite, si je regarde au nord d’où vient la bise en hiver, c’est la ferme de mes grands-parents. À gauche, celle du voisin Bellat, puis celle de la Marie Café. Mais, entre les deux, ma famille possède un petit bâtiment : écurie, puis cuisine morte et, au-dessus, une grande chambre. C’est vétuste, poussiéreux, et cela ne sert que l’été quand la famille s’est agrandie des vacanciers, dont je suis. Cette « cour » n’a d’âme que quand il s’y passe quelque chose.

Je ne me souviens pas de ce que j’avais aux pieds ce soir-là.
Je ne me souviens pas de la robe d’été que je portais.
Je ne me souviens pas si j’avais un nœud ou des nattes pour tenir mes cheveux.
Je ne me souviens pas d’où venait le vent.
Je ne me souviens pas si le ciel était étoilé, mais je sais que c’était une nuit sans lune.
Je ne me souviens pas de quel jour de septembre on était.
Je ne me souviens pas si ma cousine Paulette avait dû, elle aussi, aller se coucher.
Je ne me souviens pas si j’avais dit bonsoir à Loulette, la chienne.
Je ne me souviens pas si j’avais fait plusieurs bêtises dans la journée.

Jang [5]
C’est une pièce d’environ 20 m² avec une hauteur sous plafond de 2 m 50. La tapisserie est toute défraîchie et le lino bon à changer, si toutefois on aime le lino. Depuis la porte d’entrée, le grand buffet en chêne massif planté à gauche de la pièce attire le regard. La partie inférieure est constituée d’une double porte surmontée de deux tiroirs. La partie haute quant à elle peut accueillir derrière ses placards vitrés tout un vaisselier. La décoration est modeste mais de bon goût. Juste à côté se trouve un fauteuil dont il est bien difficile de s’extirper tellement l’assise est basse. A sa gauche, devant la vieille fenêtre aux vitres craquelées, trône un petit meuble dont les pieds sont faits d’anciennes bobines de fil. Suit une télévision assez moderne qui tranche par rapport au reste du mobilier. Elle est d’ailleurs posée sur une antique machine à coudre Singer, véritable meuble qui cache en son sein l’appareil magique fonctionnant à la pédale. La courroie usée jusqu’à la corde semble ne plus pouvoir faire illusion bien longtemps encore.
A droite de l’entrée se trouve un autre buffet plus récent où sont rangés les provisions, les ustensiles de cuisine et autres condiments. Juste à côté, les portes ouvertes comme dans un dernier râle, ne ronronne plus un réfrigérateur presque neuf. A l’angle est disposé un vaste évier qui a beaucoup servi, ses nombreuses cicatrices étant là pour en témoigner.
Enfin une table carrée massive occupe l’espace central. Une chaise à moitié rangée nous rappelle que la vie avait à peine quitté les lieux et restait encore omniprésente, chaque objet et chaque meuble étant empreints de sa présence.

Je ne me souviens pas de quelle époque est cette vieille pendule. D’ailleurs je ne me souviens pas depuis quand elle s’est arrêtée : 7 h 15 ou 19 h 15, oui mais de quelle année, de quel mois, de quel jour ?
Je ne me souviens pas pourquoi cette malheureuse chaise n’a pas été remise à sa place, tout contre la table carrée de la cuisine.
Je ne me souviens pas pourquoi on a arrêté le réfrigérateur.
Je ne me souviens pas pourquoi il fait si froid dans cette pièce pourtant si chaleureuse.
Je ne me souviens pas ce que font des aliments pour bébé dans ce buffet alors que rien d’autre n’évoque la présence d’un éventuel bébé.
Je ne me souviens pas pourquoi les volets sont clos.
Je me souviens seulement de les avoir toujours vus ouverts.

Annie [6]
La maison de mon grand-père. Il suffit d’y entrer pour avoir envie d’en sortir, enfin pas tout à fait. Je me souviens d’un endroit très sombre : que ce soit la salle à manger, les chambres et même la cuisine, dans un placard cafard. Le ménage ne semble pas avoir été fait depuis longtemps. La vaisselle attend patiemment sous l’évier que l’on veuille bien s’occuper d’elle. Il n’y a pas d’animal domestique dans cette demeure mais on pourrait le croire, à cause de tout ce qui peut ressembler à un repère d’animaux ; les miettes et déchets par-ci par-là, les vêtements sans âge sales et chiffonnés, les fenêtres crasseuses, un établi non pas abandonné mais polyvalent à cause des nombreux objets et ustensiles les uns à l’endroit, les autres de biais, tenant on ne sait comment. Mais par-delà ces bizarreries il y a pour les enfants que nous sommes les autres odeurs, celles de la cuisine que nous chérissons tant : le pain frais et la tarte aux pommes, tout juste sortis du four, celles des vertus de la mer – je ne sais pas si on peut dire vertu quand il s’agit du ventre, mais pour moi il s’agit bien de vertu quand cela concerne ce que la mer produit comme les moules, les langoustines, les huîtres, les crabes et qui ne sont que délices. Toutes ces odeurs se mêlent de manière insolite à la crasse de cette maison malgré tout bénie par nous les enfants car chez mon grand-père, c’est vraiment le « festin de Babette ».

Je ne me souviens pas vraiment, en fait, de la maison de mon grand-père, j’étais peut-être trop rêveuse.
Je ne me souviens pas si elle était au fond d’un jardin ou au bord de la route.
Je ne me souviens pas si mon grand-père nous attendait dehors sur le pas de sa porte ou à l’intérieur près de ses fourneaux.
Je ne me souviens pas lorsque nous allions y passer nos vacances si ce choix convenait à ma mère, je ne me souviens pas de sa joie ni de sa hâte à faire les valises, probablement très nombreuses.
Je ne me souviens pas si elle savait ce qui l’attendait en arrivant dans la maison.
Je ne me souviens pas si elle savait que nous ses quatre enfants étions heureux d’aller chez notre cher « père Baba ».
Je ne me souviens pas si mon père était triste du peu d’enthousiasme que ma mère mettait aux préparatifs du départ.
Je ne me souviens pas, c’est ce que j’aurais voulu…



Gilbert apparu

Un jour pendant l’atelier, Gisèle nous raconte qu’elle a inventé un personnage quand elle était adolescente, dans les années 1930, mélange de frère aîné, cousin et petit ami. Elle parlait de lui avec sa camarade Madeleine avec laquelle elle rentrait chaque soir de l’école ; elle lui racontait par exemple avoir vu Gilbert, avoir promené le chien avec lui, qu’il voyageait souvent, qu’elles devaient le rejoindre à Agadir… Cette fiction a cessé au moment de la guerre quand Gisèle et Madeleine ont été séparées.
En entendant cette histoire remontée à la surface sans qu’elle sache pourquoi, je dis à Gisèle qu’elle a trouvé son Général Instin. Gilbert, personnage imaginaire oublié puis extirpé des limbes, va devenir une entité de l’atelier que nous utiliserons lui aussi sous différentes formes.

Reprendre le lieu originel sous un autre angle, avec de nouveaux éléments. Y situer une scène où vous êtes avec Gilbert. Puis quelqu’un appelle Gilbert par son nom de famille et vous vous rendez compte qu’il porte votre nom : vous prenez alors vraiment conscience pour la première fois de ce nom.

Marie-Noëlle [7]
C’est un lieu de passage. Ouvert au grand jour côté cour, dans la pénombre côté cellier. La lumière s’y perd et soulève la poussière. On dit que c’est une grange.
Je me souviens du coin sombre pour les traces de sang le long du mur.
L’autre côté, c’est le bazar.

Clé sous chapeau
chapeau sans tête
jamais vu de tête sous ce chapeau-là
peut-être y a eu, avant.
Chapeau sale et usé
la clé est dessous
au clou.

Des outils.
Les manches posés contre le mur
n’importe comment
chaque fois qu’il en faut un
y en a trois qui viennent
c’est le balai, la fourche, le broc, quoi encore...
la chose pour clairser
pour enlever les mauvaises herbes des pensées de la mère
la binette.
Derrière, derrière, trois échasses toutes coincées
il en manque toujours une
c’est le grand-père qui les a bricolées
comme le balai.
On joue pas souvent
je sais pas pourquoi
des enfants auraient joué. (…)

On dit « la grange » mais c’était une écurie avant.
Trois stalles.
Les cloisons en ciment ont la courbe du dos du cheval de l’échine jusqu’à la croupe.
Y a plus de cheval.
Y a juste une photo du père sur le dernier cheval de trait en chemise blanche comme les Seigneurs au sortir du lit. Le père est petit court sur pattes mais il paraît grand sur le cheval.

C’est un entrepôt de tout et n’importe quoi maintenant.
Sans odeur
sauf la ficelle de lieuse et la farine.
Et la poussière toujours chauffée et remuée par les machines : la chaudière, la broyeuse en hauteur et une autre qui a à voir avec le fuel. Le bouton rouge et le bouton noir... Quand ils faisaient le plein, fallait dire stop.

A moins que ce soit le cagibi du tuyau d’arrosage à haute pression. Le karcher. Quand ils disaient stop, fallait tourner la poignée, rouge, vers la gauche. Fallait pas se rater sinon gare au père. (…)

Y a eu de la paille une fois.
Dans la stalle du milieu.
C’était pour Marguerite, on va dire qu’elle s’appelait comme ça. Juste pour le plaisir d’appeler la vache du nom de la femme du voisin.

Marguerite a pas pu vêler sans vêleuse.
Le père, la mère, le voisin tiraient dessus comme dans l’album où ils se mettent à de plus en plus pour arracher un radis géant de la terre.
Le père, la mère, le voisin tiraient sur les pieds du veau avec une corde.
C’était à l’horizontal.
Tandis que les lapins et les poules qu’on pendait au mur par les pattes la tête en bas, c’était vertical.
C’est peut-être ça la différence entre la vie et la mort.

J’ai vu les deux.

Pour le vêlage
les pieds qui dépassent du cul de la vache
c’est un peu du dedans qui sort dehors
et quand ça vient complètement
la vache meugle à mourir.
C’est la délivrance.
J’avais bien compris ce mot.

Pour Marguerite, il était là aussi Gilbert.
Il regardait. Il faisait pas.
Le père, il disait rien.
Comme intimidé.
Il parlait peu, il parlait bien Gilbert
Le père, il osait pas y toucher.
Une peur bleue.

La mère, on voyait bien qu’elle se retenait.
Elle baissait la tête.

C’était rare les personnes qui pouvaient rester là sans rien faire.
Y avait que Gilbert.
Il prenait jamais le balai pour faire semblant.
Même bonjour, il disait pas quand ça lui venait pas.
Il forçait pas.

C’était tendu le vêlage.
La corde était tendue
la vache était tendue
le père la mère étaient tendus.

Je voulais caresser Marguerite, mais j’avais peur qu’il gueule le père.
De toute façon, il l’aurait fait Gilbert si ça avait été bon pour la vache.

Comme c’était tendu, le voisin en a profité.
C’était vraiment un con de voisin, qu’il aurait même pas fallu faire appel à lui pour quoi que ce soit. C’était jalousie le voisin. Méchanceté.
Il aurait voulu que la corde pète, qu’on sorte pas le veau, que la vache meure avec son petit dans le ventre.
Il a commencé à murmurer, puis de plus en plus fort, à répéter Gilbert Noël. Gilbert Noël qu’il disait, Gilbert Noël, Gilbert Noël...
C’était pour faire du mal. On racontait que Gilbert, c’était peut-être pas un Noël.

Moi je m’en fichais du vrai ou du faux, c’était Gilbert Noël, et moi Marie Noël. Gilbert Noël Marie Noël. Ça sonnait beau. Marie Noël.
Marie, c’était pour la douceur, la retenue et la tenue. La délicatesse. Le propre. Le bleu, sans la peur. La douceur et la fermeté. Tout ce que je n’avais pas mais que mon nom gardait pour moi, pour plus tard. Marie, c’était tout sauf le rire bête, gras, obligé, pour faire plaisir, pour faire croire qu’on est content. C’était un rire profond. La joie. Toute contenue en mon nom.
Noël, c’était la chute. La chute salvatrice vers le sombre et le mensonge. Pour que je n’y voie pas. Pour que je grandisse avant de comprendre. Pour que le sang horizontal et vertical ne gicle pas sur moi. Le Noël, c’était pour tous ceux de la ferme. Même Gilbert. Même si pour lui déjà, ça se voyait qu’il voyait des choses que nous, on ne voyait pas.





voir le troisième et dernier épisode de ces traces d’atelier




















17 mai 2008
T T+

[1ancêtre

de Chantal

[2ancêtre

de Gilles

[3ancêtres

dogons de Catherine

[4Gisèle,

doyenne de l’atelier, n’a pas de photo d’ancêtre

[5ancêtre

de Jang

[6ancêtre

d’Annie

[7ancêtre

de Marie-Noëlle