« Rappelez-vous, on entrait dans un café boire une bière » (Jacques Josse)

En compagnie de quelques textes récemment parus de Jacques Josse.


Rappelez-vous, on entrait dans un café boire une bière, un verre de sancerre ou la « côte » du patron, on pouvait s’asseoir et parler à une connaissance ou une amie, ou entendre un client philosopher sur le monde qui va, ou rêvasser tout en fumant sa cigarette…
Bref, un endroit où l’on se sentait bien, ailleurs, un peu comme chez soi.

  Près du pilier est la rencontre de hasard, c’est dire son importance, de l’un en « acier trempé sorti des hauts fourneaux d’Hagondange ou d’Hayange » avec l’autre, « du fil de fer […] récupéré près d’un ancien enclos à vaches et ficelé à la va-vite ».
  L’un parle, l’autre écoute.
  Assis au comptoir d’un bar de la vieille ville, ils boivent à la santé de John Lee Hooker et de Danielle Collobert, convoquent Jarry et Kerouac, Camus et Corbière, rassemblent autour d’eux ceux qui ont coulé à pic dans un monde que les modernes années ont défait. À l’autre qui sait écouter, l’un raconte des histoires d’ici et de là-bas, des paysages de tourbe et des chants d’ouvriers turcs, des façons de se tenir droit dans ce glorieux vacillement qu’est une existence.
  L’autre, avait-il dit, irait faire des photographies dans un hameau, à la tombée du jour. L’un, ce hameau c’est son hameau natal, et il va lui parler de ce qui jamais n’impressionnera sa pellicule.

Ceux qui dorment là-bas, ad vitam aeternam, n’ont nul besoin de sentir une ombre inopportune, très étrangère à leur univers, en train de se promener, même subrepticement, sur ce vaste tombeau qui glougloute en permanence. Je radote, n’hésite pas à me stopper si je te charge de trop, mais tes idées d’aller t’immerger, muni d’un trépied et d’un appareil photo, dans les tréfonds d’un village rayé de la carte depuis un demi-siècle, s’avèrent tellement farfelues… Tu n’as rien à espérer d’un espace réservé aux braconniers, aux nocturnes, aux vanneaux, aux herbes d’eau et aux autochtones. Laisse-les donc vaquer dans ces creux instables. Ils savent très bien s’arranger entre eux pour prendre soin de leur léthargie.

  Présence charnelle des vivants et proximité des corps éteints, tendre lourdeur des gestes et des regards, enlisement presque maternel dans la boue des vasières, jusqu’à la mobylette de Rémy partant nourrir ses chats dans un J7 bariolé, pour un écrivain comme Jacques Josse traversé de tous les rêves, les siens et ceux des autres, et attentif à ce qu’il en perçoit dans le monde, rien n’est indifférent. Des mots adressés par un autre et qui remontent à la surface d’un verre, d’une bouche, puis d’une feuille de papier ou d’un écran d’ordinateur, rien ne sera perdu.

  Raconter la vie et la mort c’est aussi payer la dette au temps et au langage qui conduisent un écrivain des textes qu’il a lus aux textes qu’il écrit. Les éditions La Digitale, qui publient Près du pilier, rééditent La mort de Gregory Corso, hommage au poète américain de la Beat Generation, l’ami d’Allen Ginsberg, Jack Kerouac et William Burroughs.
  Mort en 2001, l’auteur de Bomb avait écrit :

L’amer voyage est accompli
Mort prends-moi en charge
J’attends au terminus.


  Dans les huit textes courts qui composent Les Lisières [1] Jacques Josse nous emmène à Bruges avec un homme qui penche, aux abords de la ferme des Monges avec Adrien poursuivi par les gendarmes, autour de la tombe d’un père.
  « L’autre, ce soir » salue Jack Kerouac, le compagnon des nuits tombées :

À cette heure-là, Kerouac, c’est sûr, fera glisser son ombre à des milliers de bornes… Marchant peut-être le long d’une voie ferrée qui traverse une zone désertique pour relier San Miguel de Allende à Mexico City… Ou bien courant comme un fou, un sac de marin sur l’épaule, voulant attraper au vol l’express de la Southern Pacific […] Quoi qu’il en soit, il circulera sous d’autres latitudes, loin des terres, loin des côtes de Bretagne où de nombreux attelages littéraires brinquebalent encore lourdement dans les ornières.

  La nuit, la solitude, la déréliction, Jacques Josse y a croisé Jules Lequier, « un philosophe au casino des trépassés », le poète Michel Dugué, « Fausto Coppi et la dame blanche », et c’est réaffirmer si la nuit, la solitude, la déréliction sont bien les conditions a minima des « attelages littéraires » et des rencontres partagées.


  Dormants, un triptyque, forme brève de Jacques Josse, vient de paraître sur le site publie.net.
  François Bon le présente ainsi :
  « Trente pages, un triptyque : on devine que les morts des deux extrémités du retable ne sont pas de celles et ceux dont on peut se séparer. Mais dans ce hameau des morts qui fait le cœur du dispositif, c’est un rapport au territoire, à la dureté des éléments (presque évoquant La légende de la mort d’Anatole Le Braz : traversées de village, la vie d’aujourd’hui dans ses métiers, ses échanges). Et les morts n’y sont pas détachés de ce qu’on en porte : ils sont l’absente, ou cohorte, ou dormeurs, ou dormants... »
  On peut feuilleter un extrait de ce texte avant de le glisser dans son panier en ligne.

  Lire aussi le texte de François Bon, Emaz, Josse, de l’inquiétude.

28 mars 2008
T T+

[1Paru aux éditions Apogée.