Un nautile inutile

En règle générale un récit merveilleux se termine merveilleusement. En outre, il récompense l’effort de lecture. Ainsi, moi, donc, souvent, je vais répéter la spirale et ne pas me lasser de regarder chaque spécimen ( regarder infinitif pluriel ) : il parfait l’ineffable de voir. Un céphalopode nageur de forme globuleuse et spiroïdale appartient à une espèce où la liaison du pôle facial et du pôle caudal se fait sans intermédiaire vertueux. L’esprit s’émeut hors toute représentation : tout ce qui vit peut se classifier selon le nombre de pieds. L’être vivant qui marche sur la tête est d’emblée inclassable. La Coquille et le clergyman est l’unique scénario d’Antonin Artaud porté à l’écran. À condition de prendre ses distances avec les simples reproductions des nautiles et de réhabiliter tous les regards possibles sur les ecclésiastiques, « le mollusque est un être — presque une — qualité » et c’est un novice bénédictin de l’abbaye de Melk [1] qui chuchote aux visiteurs dont la vue est troublée par l’éclat de la coupole baroque que le nom de la spire est le nom de la rose.

Adso de Melk est respectueux de la règle et il aime aussi la beauté d’un coquillage. Sur la porte du Museum, une affiche « Coquillages : formes et couleurs, pour les enfants de 4 à 7 ans », désespère, livrée aux répugnances, une conchyliologue de dix ans qui a entrepris un roman de coquillages. Sitôt la mort du nautile, sa coquille devient coquillage. Objets d’émerveillement pour les façons du regard des peintres [2], depuis Pline l’ancien les coquillages habitent les nomenclatures méthodiques et aussi les cabinets de curiosité. La science conchyliologique qui a été longtemps tâtonnante, c’est pour le langage que la nature a ajouté des mains à notre corps, offre aux curieux une multitude de planches classées plus ou moins empiriquement. « Un coquillage est une petite chose, mais je peux la démesurer en la replaçant où je la trouve, posée sur l’étendue du sable. » Ainsi livré à lui-même et aux collectionneurs, le coquillage tourne sa spirale cloisonnée vers l’invisible et commence lui aussi sa résurrection au-delà de la mort, précisément, en deça comme au-delà du perceptible.

Contrairement au loup-garou, lorsqu’un nautile remonte vers la surface, il choisit une nuit sans lune. Les chercheurs K. & P. ont découvert que chaque cloison de la coquille représente une tranche de croissance d’un mois lunaire. Leurs recherches ont mis en avant l’importance d’un tube à l’intérieur de ce qui a la forme d’une courbe plane tournant autour d’un pôle dont elle s’éloigne. Les hybridations sonores et visuelles de Joshue Ott rythment le sortilège spiroïdal d’un tube numérique [3], le capitaine Nemo en s’évadant à l’intérieur du Nautilus sait les propriétés du tube pouvant être rempli de liquide ou de gaz et Francis Ponge a déjà fait l’expérience de la réversibilité de la chose : le mollusque « n’a pas besoin de charpente mais seulement d’un rempart, quelque chose comme la couleur dans le tube. » Quand l’œil du verre d’eau brille d’un diamant sans pareil dans les mots du poète, l’œil du nautile pénétré par l’eau de mer répète l’histoire ingénieuse et interminable d’un espace qui se dispense, sans compter, de dire vrai : quand l’espace ment, il est inutile.

L’espacement entre les faits et la fiction donne l’illusion de pouvoir réaliser des choses impossibles, par exemple, changer le mot “spirale” en geste démesuré : « Spiral Jetty ». Il y a un leurre à partir duquel un artiste poursuit de manière irréversible son projet. Robert Smithson cartographiait la Terre comme pour faire la carte des cristaux « parce que le cristal permet une diffraction du réel qui induit un rapport particulier à l’imaginaire » et « ouvre de nouveaux et multiples horizons ». Chaque artiste redessine, chacun à sa manière, un horizon fabuleux, une catographie provisoire et sans cesse recommencée. Voici, voilà, voir de près, voir de loin, l’espace entre les choses et les manières de les voir est toujours un espacement. Quand l’espace est petit, très petit, c’est un interstice. Quand l’espace est grand, très grand, c’est la Terre, c’est la Mer, c’est le Ciel ; il n’y a pas de mot pour dire un interstice interstellaire. Le mot espacement est encore à l’étroit dans sa vaste définition, comme l’eau, il échappe, il file entre les doigts, il faut le circonscrire, le contenir sur une page. Contrairement à l’œuvre du Great Salt Lake en Utah, le dessin de Spiral Jetty [4] ne court aucun danger. Un artiste avait fait le projet de dessiner le Monde, il a fait son testament : l’eau reliquide une petite spirale de lumière bigarrée de couleurs pâles.

Francis Ponge, Œuvres complètes, Gallimard, 1999.
L’eau des larmes, tome 1 p. 85
Le Mollusque, tome 1 p. 24
Notes pour un coquillage, tome 1 p. 38
Le verre d’eau, tome 1 p. 38
De l’eau, tome 1 p. 31
La Coquille et le clergyman
de Germaine Dulac, d’après Antonin Artaud (1928, 28mn).

Gilles A. Tiberghien, Finis terrae, Bayard, 2007.
(Plus particulièrement, III « Éléments constructifs » p.83 à p.129)
Voir le territoire du hérisson.

Michel Collot, L’Horizon fabuleux, José Corti, 1988
Michel Collot, "Une phénoménologie de l’imperceptible", NU(e)37 Jacques Ancet, septembre 2007, pp 83-86

Dessin infini, Textes de Éric de Chassey, Vincent Simon, Georges Tony Stoll, Septembre éditions, 2007

Anne Parian, Monospace, P.O.L., 2007

Alberto Manguel, Le livre des éloges, Éditions L’Escampette, 2007.
(Un entretien avec Alberto Manguel est en ligne sur le site de la librairie Mollat Bordeaux)

Optronica. Hybridations sonores et visuelles
Joshue Ott SuperDraw

« L’emblématique Spiral Jetty en danger ! »
Sitaudis.com 01/02/2008

12 février 2008
T T+

[1coupole

de l’abbaye de Melk

[2façon des regards d’un peintre :


Odilon Redon, 1912, Musée d’Orsay

[3ni poche noire, ni chromatophore

,
mais quatre branchies

[4les espaces les plus lointains appartiennent

au même monde que ceux qui nous sont les plus proches