Colette Fayard : Par tous les temps, roman de science-fiction

On est en 2891. Jean Le Monnier, dit Lem, est condamné à mort pour des malversations portant sur des œuvres d’art. Plutôt qu’être exécuté il accepte de servir de cobaye à la machine à voyager dans le temps que vient de mettre au point John Ase au Centre de recherches de Zanzibar.
John Ase a choisi les coordonnées spatio-temporelles : Charleville dans les Ardennes, 1870, et l’existence dans laquelle Lem devra se fondre : un certain Arthur Rimbaud devenu, à l’aube du XXe siècle, le plus jeune académicien de France.
Le dessein secret de John Ase est que cette expérience scientifique corrige la réalité, réécrive l’Histoire et fasse advenir la véritable Ere des Fils du Verseau, toute de liberté et de création.
Il semble que le Arthur Rimbaud en question, futur petit bonhomme étriqué, empesé, engoncé dans les honneurs et la respectabilité, ait écrit dans sa jeunesse à un de ses professeurs nommé Georges Izambard : « Je est un autre », explique John Ase à Lem avant de l’envoyer dans l’espace-temps. Personne ne s’étonnera donc, dans son entourage, d’éventuelles perturbations de son comportement.
Lem n’a pas le choix : il ne veut pas mourir. Des allers et retours entre 1870 et 2891, entre Charleville et Zanzibar, sont prévus à intervalles réguliers afin de faire le point. Et l’aventure commence :

Deux. Bonheur. Épreuve. Au sens où l’on éprouve. Ressent. Amplifié. Exalté. Double et plus, infiniment. Le souvenir tout frais, vif, vigoureux, violent, de la dernière union avec son autre moi, le premier Arthur, si intense, maintenant qu’elle leur a paru à tous les deux nouvelle, différente tout à fait des précédentes immersions. Leurs dialogues intimes. Dialogues, évidemment, n’est pas le mot. Non plus que confidences. Il lui a dit qu’il était un sang-mêlé, qu’il venait de très loin, il lui a parlé des planètes qu’il a visitées, il lui a raconté la Terre, vue d’en haut, quand on revient, et il était bêtement ému de rencontrer quelqu’un que ça étonnait encore. Lui, l’autre lui, lui a parlé de son oncle l’Africain, un vaurien, engagé volontaire pour fuir la justice. Il lui a parlé de la barque, des jeux des bords de Meuse, de Frédéric, qui porte le prénom du père absent, et c’est difficile de savoir, au bout du compte, pour qui c’est le plus dur à vivre, pour Arthur ou pour son frère.
C’est comme si chacun avait d’un seul coup les souvenirs de l’autre, mais aussi pourtant les découvrait comme neufs.

Cette fusion entre le jeune poète de Charleville et Lem le baroudeur commence cependant à produire des distorsions dans le temps élastique de l’univers. Des interférences incontrôlables ont lieu entre des événements jusque-là isolés. Lem a tôt fait de les remarquer et d’y deviner la possibilité pour lui d’échapper à l’expérience de John Ase et à la condamnation à mort qui pèse toujours sur ses épaules, l’occasion de ne jamais revenir ni à Zanzibar ni en 2891.
Le temps d’un battement d’ailes de papillon et soudain on ne trouve plus trace d’Arthur Rimbaud en Europe. On apprend peu après l’existence, dans la région de Harar, d’un baroudeur qui, sous son nom, ou quelque chose d’approchant, Rembau ou Abdoh Rinb’, se livre au commerce et à divers trafics.

La tension entre le poète et l’aventurier qui a fait couler tant de flots d’encre connaît une exposition inattendue et une passionnante résolution dans ce roman de science-fiction aussi documenté qu’une biographie traditionnelle.
On y côtoie ceux qui ont connu Arthur Rimbaud, famille et amis ; on y partage son existence au quotidien, rêves et écriture :

Ils disent :
La tempête a béni mes éveils maritimes.
Ils disent :
Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sures,
L’eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et des vomissures
Me lava.
Ils disent :
Je sais le soir.
Ils disent :
J’ai vu le soleil bas, taché d’horreurs mystiques.
Ils disent :
J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs.
Ils disent :
J’aurais voulu.
Ils disent :
Moi qui tremblais.
Ils disent : J’ai vu, j’ai trop pleuré, si je désire, je ne puis plus, ils disent l’eau et le sang, les sanglots, les écumes, l’âme liquide et le semen.

On y croise Saint-Just, Julien Viaud, Isabelle Eberhard, Hofmansthal, Brecht, Claudel, Mohamed Darwich avant un épilogue utopique qui s’achève sur la réconciliation accomplie entre « la main à plume » et « la main à charrue ».

Par tous les temps a paru en 1990 chez Denoël, collection Présence du Futur/564.

Dominique Dussidour

8 janvier 2005
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