Qu’est-ce que le Général Instin ?

Cette conférence a été prononcée par messieurs B et C le vendredi 19 octobre 2007 àl’Institut national d’histoire de l’art lors de la Nuit de l’écrit àl’invitation de la Scène du Balcon


C   Une question nous agite. Une question ambiguë , maladroite, urticante. Une question qui, dès qu’elle est énoncée, ne s’en va pas si vite. Elle colle àl’horizon, elle enfouit l’œil, elle balle de nos mains dansantes. Nous sommes devant la question, nous lui faisons face. Agrippés àla boucle interrogative au-dessus du vide, nous ne pensons jamais àce qu’il y a dessous. Nous refusons d’envisager une réponse qui tombe et nous entraîne.
Qu’est-ce que le Général Instin ?

B   Silence. Repos. Camp léger.

C   On ne sait pas ce que c’est on se demande on est totalement démunis devant cette absence de savoir. On l’a peut-être su. Quand on était enfants, quand on était amoureux, quand on était près de naître.
Peut-être.
Nous n’avons pas renoncé, sinon àsavoir, du moins àchercher un sens ànotre ignorance. Nous ne renoncerons jamais ànous sentir petits. Nous restons debout, postés devant les vastitudes, les mystères et les grottes, face au néant, exactement en face pour être sà»rs qu’il nous traverse. Nous répétons les questions apprises, questions répétées depuis que le monde est monde, questions du venir, de l’aller, de l’être.
Et aussi la question que nous avons façonnée avec nos mains comme des mains d’ancêtres, nos mains tombées qui ballent et qui s’emballent : Qu’est-ce alors que le Général Instin ?

B   Silence. Grattements. Retraite.

C   On sait d’ordinaire ce qu’est un général. On peut entrevoir, forçant le trait, ce que serait un instin. Mais avons-nous alors avancé ? C’est un trou d’accoler deux mots sans en faire un troisième. Général dépasse l’entendement et la mesure, instin plane au ras de terre en la raclant. Général ne vous concerne pas, instin vous possède.
Impossible avec ça d’esquisser le moindre concept d’un futur système philosophique.

B   Ce ne sera pourtant pas faute d’avoir essayé.
D’expliquer. Ce bordel, général, c’est quoi se disait-on, quoi donc nous sourcillait-on, en face, l’assistance aveuglée demandait une audience. Ou, pas. Ou, s’en contrefoutait, royal, bordel, s’en fout ce bordel, général.
Mais nous tentions. Commençant par : tout ce que ce n’était pas, le général. Tout ce que ce n’était : pas une blague de chambrée, de couilles au cul, bordel, d’hommes entre eux, pas une histoire d’hommes, pas plus une histoire de femmes. Pas un projet littéraire – pas exactement, pas complètement, pas seulement.
Moi-même : monsieur B, monsieur C. Combien de fois tentais-je d’expliquer ce que j’avais cru comprendre mais ne m’expliquais pas. Le général, longtemps, de tenter de dire raconter expliquer le général, longtemps me fit passer pour : casse-trucs, illuminé, pour le moins nébuleux àhaut rendement – et ce n’est pas faute d’avoir essayé. D’expliquer.
Mais, tard le soir, j’avais soudain tout compris, j’avais bien tout compris, eurêka oui, ok compris. Je suis entré dedans.
J’ai tenté de percer le général, vieille baudruche àmoustaches, tu n’es qu’une image, lui ai-je me suis-je dit, je t’ai percé àjour tu n’es qu’une vieille image démodée àquoi ne collent que des qualificatifs démodés, baudruche – qui traite-t-on de baudruche, qui d’autre qu’une vieille image ? Glissé dedans je suis marionnettiste, il fait gnafron, j’ai tout compris je te gouverne je vais je te je, je

C   Il y a plusieurs hypothèses. Le Général Instin serait un membre fantôme qu’aucun humain n’a jamais possédé : imaginez une autre paire de bras, un second nombril, un troisième Å“il, une vingt-septième lettre. Mais ce membre démange et il arrive qu’on se gratte le fantôme jusqu’au sang. On voudrait le secouer, le montrer, le faire parler, on le dirige malgré nous, on le braque, on croit comprendre l’incompréhensible, atteindre l’inatteignable, nommer l’innommable, étreindre la fuite. Puis on remise ce pouvoir pour se ranger àl’avis de notre impuissance.
Le Général Instin serait un descendant du général Ludd, chef mythique des insurgés anglais du XIXe siècle contre l’industrialisation textile, général de l’Armée des Justiciers qui détruisaient les machines créatrices d’inégalités et de misère. Pirates informatiques, guérilleros urbains, farceurs subversifs placés sous sa bannière et dans son ombre échafauderaient de monstres bogues, déplacements de fonds, krachs boursiers, malgré les diligences policières incapables de suivre la trace de ce général alternatif, altermondialiste, alter ego et résolument altérable.
Il pourrait aussi s’agir d’un spectre, tout simple, traditionnelle figure du revenant, un ectoplasme soldatesque qui fait hou-hou : quelque chose sous un drap blanc avec des trous pour voir et ne pas se prendre les pieds dans ses chaînes avant de s’étaler devant les rires idiots de ceux qui n’y croient pas.
Un obscur auteur du siècle dernier, renégat oulipien, de ceux qu’on appelait fous littéraires, aurait signé du nom Instin un Précis de littérature raturante, dont tous les exemplaires se sont autodétruits. Aucun de ses lecteurs interrogés ne se souvient de ce qu’il contenait.
Et surtout le Général Instin serait la conséquence d’une profanation opérée au cimetière Montparnasse en juillet 1997, la captation d’un visage effacé sur un vitrail tombal, visage du général Hinstin avec un H, honorable historique humain. Un groupuscule nommé « les instiniens  » aurait cherché par cette profanation et l’arrachage du H àouvrir le sacré du hasard, entraînant une hémorragie de signes contraires, inénarrables et consternants, un emboîtement de mondes parallèles dans une série d’événements que personne ne maîtrise et qui s’autoalimentent, rebondissent ici ou làdans les êtres, les rencontres, les émotions hybrides. Ce groupuscule organiserait un peu partout des conférences sauvages sur le thème « Qu’est-ce que le Général Instin  », conférences qui se révèlent inévitablement et invariablement décevantes.

B   Le souci avec cette vieille baderne, excusez que je m’agace, d’Instin, c’est qu’il est ombre, qu’il joue l’ombre avec une aisance – agaçante. Ainsi mettons, deux marcheurs, discutant, mettons vous monsieur C et moi monsieur B, ça n’a pas d’importance, mettons. Nous marchons discutant dans la rue, et autour ? avec ? messieurs BC, le général marche, Instin il remarche, dans ses pas sur ses pieds sur les nôtres, il se balade entre tous bras (au moins quatre si nous sommes au moins deux dans une discussion sinon agitée, du moins, mettons, sinueuse), dans sa capote huileuse, ses coudes empiécés haut sur torse, bras giratoire, pantin grotesque, le général se suit nous précède se double : le général est au moins double. Selon un théorème qu’il faudrait par ailleurs rédiger, qui dit àpeu près cela : un général, marchant sur ses propres pieds, une fois déchaussé, se suit, se précède, se mélange, jusqu’àfaire : deux général. Puis quatre. Puis huit, exposant l’infini de général (pluriel, désaccordé) : le général planant dans l’air d’autour d’une discussion, ça donne : comme les lapins, introduits par erreur en Océasie, ou Afraustralique, je ne sais : ça pullule, c’est absurde,

C   Ce qu’on ne connaît pas prend toute la place. Ce qu’on ignore se met àdévorer, àfaire nuit, àrespirer dans nos rangées de souvenirs, sous notre idée du demain. Ce qu’on ne veut pas voir nous saute au visage en ouvrant de grands yeux.

B   Silence.

C   Le problème c’est qu’il pose problème. Le problème c’est qu’on ne le perçoit pas, et qu’on ne peut pas le sentir.
Apparaît-il. Disparaît-il.
Monsieur B ici présent l’a vu. Une nuit sur une route de campagne, au détour d’un virage, alors qu’il luttait contre les éléments pour trouver un raccourci qui n’existe pas. Comment était-il, monsieur B ?

B   Une statue et un socle, en fait, une inversion, la statue portait le socle, donnait àvoir le socle, assurément c’était bizarre, il faut dire il y avait un vent, un vent brà»lant glacé tournant, j’ai regardé la statue le socle et puis plus rien, non en fait il n’était pas là, non,
c’était au creux d’un long dimanche, de ceux d’automne, qui disent : automne, partis chasser bà»ches ou châtaignes non, pas ça,
c’était dessous une autoroute, non,
un palimpseste en css, non plus,

C   Peut-être faudrait-il prendre la question autrement. Le problème n’est pas vraiment de savoir ce qu’est le Général Instin, mais plutôt comment on s’en débarrasse. Le problème n’est plus de savoir ce qu’il produit mais pourquoi on le diffuse. Nous sommes empêtrés d’Instin. Nous avons été saisis dans sa mélasse, nous prenons part àsa tourbe. Nous pensons une chose et cette chose en nous se refuse. Nous aboyons des certitudes sur un terrain miné qu’il défend.
Le Général est un parasite.
Il a conquis àpeu près tout, dans toutes les sphères de l’àpeu près. Si quelqu’un zozote, il en est. Si quelqu’un bégaye, il participe. Il se réfugie dans un hoquet. Un murmure. Une toux.

B   Un silence.

C   Le Général est un contre-feu.
Le Général est un Meidosem, un Polagoras. Un parent, un grand parent, un grand transparent.
Un souffle, tempo particulier. Magma, poussière hâtive.
Une balade qui ne mène nulle part.

B   Le Général est un problème technique.

C   Une façon, mode, onde d’existence, une conscience autre, déportement de la perception, une secousse d’être, nouvelle densité des choses, un tremblé, un flouté, un friselis, un saccadé intérieur, et aussi un appauvrissement, un abandon, une échappée, une source sà»re.

B   Ce qu’il nous faut : d’autres experts. Convoquez des enfants, ennuyez-les, refusez de leur donner l’heure, c’est quand qu’on arrive ? On n’arrivera jamais, c’est compris ça derrière ? Jamais.
L’enfant, le général, situation : l’un joue mettons aux billes, l’autre suspecte, inquiète – ou pas. Le général surjoue, en fait Général juste le cite, l’enfant, le suit, l’observe, aimerait percer mais comment faire, l’enfant dedans, Général brà»le d’en savoir plus, Général consumé aimerait lire et voir les pensées colorisées de l’enfant, Général au contrôle mais il peut bien àmort friser l’œil et tant qu’il veut rouler moustaches, l’enfant n’écoute ni ne s’arrête, il n’a pas un instant àperdre, l’enfant, pour lui dedans tout va très vite, le nouveau succédant au nouveau, alors, pensez, n’en a-t-il pas bientôt fini de ses rodomontades et démonstrations de, cette vieille bique de général, peut bien s’épuiser àla tâche (est-ce qu’il s’épuise, le général ?), l’enfant lui a tant autre chose àpenser, pensez, l’enfant devant lui voit s’empiler des blocs de pure immensité, l’enfant, il s’appelle, l’enfant s’appelle. (Il est parti.)
L’enfant m’appelle. (Je suis parti.)
Je m’appelle.
Il y a quelqu’un.
… ?










9 janvier 2008
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