inquiéter l’idylle ahurie entre choses et langues...

CET ARTICLE DE CHRISTIAN PRIGENT EST PARU DANS L’EDITION DU 12.03.99 DU JOURNAL LE MONDE, DANS LE CADRE DU PRINTEMPS DES POETES.


Christian Prigent : "Ce presque-rien qui revient sans cesse inquiéter l’idylle ahurie entre choses et langues, ça s’appelle peut-être poésie."

On dit souvent que les poètes se lisent surtout eux-mêmes et qu’il est difficile de les guérrir de leur narcissisme. Mais l’amitié, l’admiration sont aussi des dimensions poétiques. Comme en témoignent neuf poètes, parlant chacun d’un autre poète

Les Caisses de Christophe Tarkos sont pleines d’un monologue farfelu qui rebondit de tautologies remâchées en coq-à-l’âne cocasses. La phrase, ressassée et précipitée, semble n’y avoir d’autre but que de vider le sens qu’emporte sa mécanique : Le monde est une seule grande oreille, remplit rempile Remplissement Remplissement Rempilement Rengorgement Remblaiement Remballement. Cette rythmique dit seulement : voyez comment va cette phrase, comment elle fait sa bulle d’inanité sonore, s’amuse - et s’abolit : C’est une élévation de bulles/ Un lancer de ballons plus légers que l’air/ D’en bas en haut de la page/ Une bulle se forme àchaque lettre de l’alphabet.

Le monde est làpourtant, scrupuleusement inventorié (les petits riens de la vie, tuyaux, cartons, carrelages et linoléums ; les démêlés avec la nomination, les poussées de fièvre ontologique...). Mais comme évincé par la mastication verbale. Le flux de langue note un étonnement narquois devant l’afflux des choses. Il se déroule sur une réalité qu’il reflète non pas àla manière d’un miroir stendhalien, mais plutôt comme une doublure d’autant plus inadéquate qu’elle mime l’adéquation limpide, la littéralité. Il passe sur le monde sans le toucher ni être touché par lui. Et il tourne alors dans une vacuité dérisoire, glosant àl’infini (mais sans lourdeur métapoétique ni métaphysique grincheuse) sur l’inadéquation de la langue aux corps, aux choses, au réel. Peu d’écrivains savent nous introduire avec un aussi imparable mélange de tendresse subtile et de cruauté pince-sans- rire au malaise de la langue qui passe comme une lame entre le monde et nous.

Derrière, bien sà»r, il y a, mettant àdistance l’excentricité expressionniste des avant- gardes récentes (trivialités carnavalesques, pathos du corps et passion néologique), le souvenir de l’objectivisme et de l’ironique grammaires poetic’ d’Olivier Cadiot. Et plus loin la répétitivité non figurative, plane, atone et tautologique de Gertrude Stein.

Mais peu importent les paternités. Avec les textes de Tarkos nous voyons ànouveau la langue infidèle refluer sur le sable instable du réel. Ce reflux abandonne une écume de rien du tout, un presque-rien volatil qui aère l’opacité du monde comblé de choses àvendre, d’images chromos, de corps lourds, de pensées soumises, d’âmes angoissées. Ce presque- rien qui revient sans cesse inquiéter l’idylle ahurie entre choses et langues, ça s’appelle peut-être poésie.

CHRISTIAN PRIGENT
2 janvier 2005
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