Jean Onimus (1909-2007)

Patrick Kéchichian a rappelé, dans un article du Monde du 11 août dernier – Onimus fut chroniqueur dans les années 70-80 au Monde des livres – les différents domaines où s’est engagée la passion enthousiaste et souvent provocatrice de cet esprit généreux et inquiet, domaines aussi spécifiques que la morale, la théologie, la science, l’art et la littérature, avec, dans ce dernier champ, une prédilection pour la poésie [1].
Ici, c’est au professeur de khâgne, puis d’université, que je voudrais rendre hommage.
Je repense, en évoquant son souvenir, à quelques mots d’Ingeborg Bachmann, dans ses Leçons de Francfort. Je ne sais s’il avait lu ce livre – il avait tout lu … – mais c’est bien, très exactement, dans la perspective que trace Bachmann qu’il approchait les textes, et que donc ils devenaient nécessaires à ceux à qui il les donnait ; ils brillaient alors d’un autre éclat, bien au delà des simplifications techniciennes :

(…) Pour l’écrivain, écrit Bachmann, il existe avant tout des questions qui semblent externes à la littérature ; elles semblent l’être, parce que lorsqu’on les traduit purement et simplement dans le langage, on prend conscience qu’elles sont secondaires par rapport aux problèmes littéraires avec lesquels on nous familiarise. Parfois, nous ne les remarquons même pas. Ce sont des questions destructrices, terribles dans leur simplicité ; et dans l’œuvre où elles ne se sont pas fait jour, rien non plus ne s’est fait jour [2].

Je n’en dirai pas plus sur mes rapports avec Jean Onimus, qui m’a accompagné toute ma vie de son amitié fidèle, forte, et pudique, comme le sont toutes les belles amitiés.
Je voudrais simplement lui dédier cet extrait d’un texte publié il y a deux ans [3]. Car je sais que, l’écrivant, je ne cessais de penser à lui, d’entendre sa voix, de retrouver sa présence :

« N’en déplaise aux grincheux, à tous ceux qui lamentent la pauvreté de leurs années d’école, je dirai fermement que c’est pourtant elle, l’École, qui m’a initié à la poésie ; que mon premier contact avec la poésie me vient de la présence charnelle, du timbre, du grain de la voix, et donc du théâtre vivant, bref de la parole, de certains de mes maîtres. Et sans doute en a-t-il fallu, du temps, et de la chance, dans toute une carrière d’élève et d’étudiant, pour l’avènement d’une telle rencontre…
Je dis « maître » en toute connaissance de cause, contre ce qui semble être la pensée conforme des pédagogismes présents, et voulant désigner par ce mot ces enseignants par qui la joie arrive.
Des maîtres, c’est-à-dire des hommes, certainement – et fort heureusement – pleins de contradictions, mais dont on sentait que la parole, subvertissant toute convention, témoignait de leur vie ; des êtres grâce à qui, hors la grisaille des jours, quelque chose soudain se passait, peut-être parce qu’ils parlaient l’inquiétude, et qu’ils montraient, rigueur et plaisir confondus dans un même geste artiste, qu’on peut travailler, chercher, se tromper, mais écouter et découvrir ensemble, dans la joie.
Vous aurez vécu de l’impossible, voilà ce que maintenant, maintenant qu’on est vieux, on aimerait leur dire, après avoir suivi maladroitement leurs traces, et en geste de reconnaissance émue ; vous aurez tenu entre vos mains des brûlots qui ont nom, par exemple, Villon, Racine, Pascal, Baudelaire, Rimbaud, Michaux… là où se vrille la langue, où s’invente le détournement des énergies vers la vie requalifiée.
D’où la question qui n’a pu manquer de vous troubler jusqu’à la moelle : comment faire entendre, sans les trahir, ces paroles extrêmes, la faim dont elles témoignent. Jusqu’à quel point dénoncer publiquement l’inconfort de vivre dans la détresse routinière à quoi nous voue la nécessité de nous mentir toujours un peu. (Messieurs les Ministres, Messieurs de l’autorité, savez-vous bien comment la littérature parle de vous et vous grimace ?)
Et puis, il y avait aussi la rumeur du monde à rôder aux fenêtres, et cette autre rumeur insigne, tout intérieure, la plus belle, enfouie « sous les fronts pleins d’éminences » de ceux dont vous aviez la charge, dont les regards vous traversaient de part en part, si consentants, si prêts, comme dit encore Rimbaud, à « rire aux parents », à dénoncer l’autorité, qui est une injustice aux yeux de qui attend ses coudées franches.
Et vous-même, n’était-ce pas ce vieux rêve qui vous tenait aux tripes. Et surtout quand vous revenait en boomerang cette autre parole du « pauvre Arthur » : « Vous faites partie des corps enseignants : vous roulez dans la bonne ornière »…
Mais la raison, les devoirs de la charge, le respect de la vie fragile, vous rappelaient constamment au train mesuré des choses, à l’humilité des tâches brèves.
Vivre de l’impossible fut votre grand risque.
Est-il une autre vie ? »

Jean-Marie Barnaud

16 septembre 2007
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[1Quelques titres, parmi les derniers livres d’Onimus. : Chez Puf écriture, Essais sur l’émerveillement, 1990 ; Pour lire Le Clézio (1994) ; Chez Champ Vallon : Jean Tardieu, un rire inquiet (1985) Philippe Jaccottet, une poétique de l’Insaisissable, (1993).

[2Leçons de Francfort, "Problèmes de poésie contemporaine", Actes sud 1986 p. 10.

[3Ce texte est paru dans États provisoires du poème VI, Cheyne éditeur 2005. p. 9-19.