Laurence Paton | Noir 2

De Laurence Paton la revue a publié Odessa dans son numéro 1 d’automne 2006. Il y était déjà question de marcher dans le noir, sans savoir où, vers quoi, comme on écrit quelque chose noir sur blanc en avançant d’une personne grammaticale à l’autre.
DD


Depuis tout ce temps je n’ai pas cessé de marcher dans le noir les yeux grands ouverts, entourée par les maisons éteintes, dépassant les dernières habitations, maintenant la rue est complètement noire, je sors de la ville, plus aucune lumière ne m’éclaire, autant marcher les yeux fermés ou mettre les mains en coquille devant mes yeux ouverts, mais alors je perdrais l’équilibre, et puis je veux pouvoir garder les mains libres pour me défendre et écarter les ombres.
Je suis lâchée dans le noir et je ne vois rien. Je regarde, j’écoute, surtout ne pas courir, où suis-je ? Il faut bien continuer à avancer, si je m’arrête je m’effondre, si j’imagine j’entends des pas me suivre, je devine des ombres tapies dans le talus, les fourrés, les taillis, les fossés. Mieux vaut être entourée d’un champ ras, sorgho, blé coupé piquant sur la terre dure et brune, ou friches. Il me faudrait une lumière. J’ai si peur que je ne ressens plus rien, pourquoi ne suis-je pas restée derrière les volets, protégée par les murs ? J’hésite à continuer, préfère rester près des dernières maisons. Plus loin un immeuble moderne a été construit, déjà un peu délabré. Je n’entends rien, ni radio, ni oiseau, ni grenouille ou crapaud, normal il n’y a pas d’eau. Rimbaud est peut-être allongé sur l’herbe, par là, sous un arbre. Une heure par jour le saint-sacrement, le sang, le verre coupant, la bouteille qui se fracasse. Je suis entourée d’un champ de couteaux, lames vers le ciel et la chose rose gisant sur le sol, attendant d’être découpée, tranchée dans le vif, morceau de chair palpitante à débiter en tranches. Appuyé contre un arbre, un petit type aux cheveux gras qui mâchonne une allumette attend les ordres. Dans la forêt guettent les brigands, tout le monde le sait, tous les livres le racontent.

Les rayons de la lune lui servent de lumière, lumière blanche qui rend la nuit plus bleue, le ciel plus noir et profond. Les bêtes sont tapies, les oiseaux dorment, que risque-t-elle ? Elle a dépassé les figures de ses cauchemars qui envahissaient la forêt. Elle avance sur le tapis de mousse tiède protégé par les hautes branches, ici c’est toujours la nuit, un lièvre arrêté dans les sainfoins la regarde, elle débouche sur une clairière où respirer avant de s’enfoncer sous les taillis. N’a plus peur du sang, du sang blanc, les troncs lisses au bord de l’étang sont argentés, le murmure au loin de la mer la guide. Le vide se calme. Elle pense aux maisons éclairées la nuit qu’on voit si bien des ponts, se réfugie dans les feuilles, les fougères longues, fines , fragiles, les feuilles de châtaigniers, de hêtres, lève la tête pour suivre les arbres jusqu’au ciel. Au milieu de la forêt une chapelle mortuaire dit la nuit, dit les jours. Les allées qui y convergent l’enserrent dans le cercle formé par leur intersection. Dormir sur la pierre, sentir la dalle froide et lisse sous la mousse, seule dans la forêt au plus près de l’ombre et de l’immobilité. Éprouver la douceur des tombes et de la nuit loin des vivants. Communiquer avec le silence, l’autre monde, et au petit matin arriver dans une ville où les habitants ouvrent leurs fenêtres et font claquer les volets.

C’est un secret, tu ne peux pas la dire, elle t’attire et te repousse la nuit. Dans le port où tu arrives, les marchands installent leurs étals à grands bruits, t’invectivent dans une langue étrangère aux sons brefs et puissants. Tu glisses sur le sol, tu te sens chez toi, même si, surtout si, tu ne comprends rien. Tu regardes tout attentivement, jusqu’aux méduses et énormes tortues attendant les acheteurs dans d’immenses poêles. Tu pourrais rester ici, apprendre la langue, t’installer dans une chambre aux murs blancs, trouver un travail ou autre occupation, rencontrer des gens dont certains deviendraient tes amis, bref vivre, mais tu resterais quand même toujours une étrangère, toujours plus ou moins de passage, toujours comme si tu venais d’arriver , de découvrir les lieux, et que, légère, tu les voyais pour la première fois. Tu parcours le marché, des enfants te demandent ta bague, les vendeurs et acheteurs sont venus de partout. Tu cherches à aller vers le fort qui étincelle au loin sur la mer grosse.

Juste un jour dans ce monde étranger avant de regagner la nuit, le jardin noir où, blottie dans le fossé, tu regardes la maison éclairée. À cette heure-là tout le monde dort, mais bientôt les femmes âgées en robes anciennes, ou plus jeunes en jupes droites et chemisiers blancs, commenceront à hanter les lieux, assises sur les bancs et surveillant les enfants qui jouent. Tout au fond du jardin, la sombre butte ressemble à une forêt sauvage comparée aux pelouses rondes piquées de pâquerettes et ornées de bassins. On ne peut pas aller plus loin, les deux allées qui dessinent un 8 se rejoignent là une dernière fois, un fouillis touffu de buissons et ronces caché par l’arbre de Judée qui fleurit tous les sept ans. Le monticule tapissé de feuilles jaune-brun humides et imprégnées de terre sent le sous-bois. En redescendant, il forme une longue et étroite fosse qui bute sur un muret. C’est le mur du fond dont personne ne s’approche à part toi, et tu entends parfois de l’autre côté des enfants qui courent, des éclats de voix, des discussions, des cris. Tu voudrais rester là à les écouter, peut-être même aller les voir en sautant par-dessus le mur , mais tout là-bas la dame en bleu t’attend dans la grande maison. Pour la rejoindre, tu sors de ton fossé, gravis la butte, sautes sur l’allée bien dessinée où les graviers se sont incrustés dans la terre, laisses l’arbre de Judée à ta gauche, dépasses le noyer, longes le mur du potager et ses noisetiers, contemples à gauche les pelouses et leurs vasques, contournes la maison pour y entrer par la porte de devant. Le perron qui maintenant te fait face te surplombe, tu te sens toute petite quand tu gravis les marches de pierre. Puis tu pousses la porte verte et ses vitraux de couleurs .

— C’est moi je suis revenue. Tu es toujours là, tu n’es pas encore morte ?
— Non je t’attendais. Tout le monde est parti. Je suis restée seule toutes ces années, même ma fille aînée qui aurait dû rester toujours avec moi n’est plus là. Tu vois, ici rien n’a bougé. Viens dans la salle à manger, les meubles, les assiettes roses qui sentent le chaud, tout va être enlevé. Je me promène dans ces pièces avec ma canne, les souvenirs sont presque tous partis, les lieux vont être bientôt déserts.
La dame bleue est entourée de noir, complètement seule. Tu n’as jamais vu quelqu’un d’aussi seul. Autour d’elle, l’espace résonne, il y a trop d’air entre les choses. Les meubles, gravures, chandeliers, fauteuils, bibelots, dessertes, photos, lustres, ne sont plus liés, tout semble vide, le temps ne remplit plus l’espace, il y a des trous noirs partout et elle, au milieu de tout cela, hante toujours les lieux.

Elle t’emmène à l’étage dans sa salle de bains. Pour la dernière fois, tu vas assister à sa toilette. Face à son miroir pendant des heures elle se coiffe, essaie différents peignes sur ses cheveux gris neige qu’elle lisse et relisse. Sa peau est blanche et douce de poudre de riz, ses mains s’agitent autour de son visage de souris et de sa voix de gorge qui semble sortir de sa robe de chambre, elle raconte l’histoire de la princesse méconnue déguisée en souillon qui se morfond dans une obscure cour de ferme. Baguette magique, guenilles changées en robes étincelantes, peau d’âne dissimulant un corps de déesse frais et rose et des cheveux tout blonds, ses mots sont simples et précis, recherchés et affirmés, on dirait qu’un oiseau roucoule dans la pièce. De profil, sa frange fait comme un petit parasol. Si tu regardes à travers la fenêtre qui te fait face, tu vois le jardin de devant avec ses quatre massifs de buis qui encadrent la pelouse, puis la longue grille et la rue.
Quant tout est noir dans la maison, tu quittes la pièce où la voix s’est éteinte, passes dans la chambre d’enfants aux volets restés ouverts sur le jardin la nuit, descends le large escalier au tapis rouge, traverses le vestibule, ouvres la porte, descends le perron de pierre, marches sur le gravier près des buis , gagnes la rue et sors dans le noir.

2 mai 2007
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