Lenz en poche

Édition du Lenz de Georg Büchner en Points/Seuil.


Lenz, assà»rément l’un des plus beaux textes de la littérature allemande du dix-neuvième, c’est d’abord l’histoire vraie, retracée avec grande précision par Büchner (1813-1837), d’un dramaturge traversant la montagne pour se rendre, en janvier 1778, chez un pasteur alsacien àqui on lui a recommandé de confier son âme malade.

« Le 20, Lenz passa par la montagne. Neige en altitude, sur les flancs et les sommets ; et dans la descente des vallées, pierraille grise, étendues vertes, rochers, sapins. »

L’écrivain que Büchner suit, cinquante plus tard (on situe l’écriture de ce texte en 1835), s’appelle Jakob-Michael-Reinhold Lenz. Il fut élève de Kant, admirait Shakespeare, avait vécu cinq ans àStrasbourg et était déjàconnu pour quelques pièces (Le Précepteur, que Brecht adaptera au vingtième siècle, Le Soldat, Le Nouveau Menoza) quand il entreprend le voyage dans la montagne.

Le pasteur Oberlin qu’il va ainsi rejoindre (traversant les bourrasques, les brumes, les sommets enneigés et les nuages difformes) est un luthérien éclairé et respecté que de nombreux intellectuels visitent régulièrement.

« Oberlin lui souhaita la bienvenue, il le prenait pour un ouvrier : "soyez le bienvenu chez moi, bien que je ne vous connaisse point. - Je suis un ami de (...) et je vous transmets son bonjour. - Votre nom si je puis me permettre ? - Lenz. - Ah ! tiens donc, n’avez-vous pas été édité ? N’ai-je pas lu quelques drames qu’on attribue àune personne de ce nom ?" »

Ce que Büchner note, précise, retranscrit et met en scène dans cette nouvelle étonnamment dense demeure un épisode très court (àpeine quelques semaines) de la vie de Lenz : son séjour chez Oberlin et son comportement de plus en plus agité et perturbé, oscillant entre angoisse, folie et dérèglement guidé par un imaginaire mystique en proie àd’extrêmes tentations. Le résultat escompté (le calme, l’harmonie) sera au final totalement inversé.

« Le 3 février, il entendit dire qu’un enfant, qu’on appelait Frédérique, était mort àFouday ; il s’empara de cette nouvelle comme d’une idée fixe. Se retira dans sa chambre, et jeà»na pendant un jour. Le 4, il entra subitement dans la salle où se trouvait Mme Oberlin. Il s’était enduit le visage de cendre et réclamait un vieux sac ; elle eut peur, on lui donna ce qu’il demandait. Il s’enveloppa dans le sac comme un pénitent et prit la route de Fouday. »

La suite, tous ceux qui ont un jour ou l’autre vibré àla lecture de cet ensemble maintes fois publié la connaissent. Il va non seulement se rendre dans la chambre de l’enfant mort mais la toucher, lui parler, lui prendre les mains ("suppliant Dieu de se signaler àlui par un miracle") et tenter d’initier une impossible résurrection... Plus tard, il ira baiser la terre de la tombe, arrachera un bout de fleur, marchera vite, ralentira, se cognera la tête contre les murs, tentera de se suicider de différentes façons, forçant Oberlin àse séparer de lui...

« Lenz avait le regard paisiblement perdu dans le paysage, aucun pressentiment, aucune contraction en lui ; rien qu’une angoisse sourde qui montait en lui àmesure que les objets se dissipaient dans les ténèbres. »

L’écrivain Lenz - qu’on abandonne ici àl’entrée de Strasbourg - laissa ensuite "aller sa vie". Il multiplia les errances. Plusieurs années passèrent... On retrouva un jour son corps dans une rue àMoscou.

Cette édition de poche s’avère judicieuse àplus d’un titre. L’Å“uvre de Georg Büchner (il s’agit, en l’occurence, de son unique nouvelle, traduite et présentée par Jean-Pierre Lefèvre) est suivie de deux textes importants et très complémentaires : Monsieur L... , celui du pasteur Jean Frédéric Oberlin qui inspira l’auteur de Woyzeck et celui de Paul Celan, le superbe Dialogue dans la montagne relié par un fil fatidique àl’itinéraire de Lenz :

« Il s’en alla et s’en venait, s’en venait comme ça sur la route, sur la belle, sur l’incomparable route, s’en alla comme Lenz, par la montagne, lui qu’on avait fait habiter en bas, àsa place, dans les zones basses, lui, le juif, s’en venait et s’en venait. »


L’Ermite de la forêt de Jakob Michael Lenz (1751-1792) est publié chez Corti.

29 avril 2007
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