Éric Pessan | Programme général Instin

La panique a eu si peu le temps de se propager. Quelqu’un a crié que les API avaient été détournés, un autre a mollement questionné au sujet du firewall, le terme hacker a résonné, exhalé plus que prononcé par une voix venue d’un des desks du fond, et c’était fini. Cinq ou six secondes, ça a duré. Grand maximum.
Soufflés,
on était.
Bouches littéralement bées (il fallait nous voir, tous, la bouche grande ouverte, le regard perdu, le cœur là-dedans qui s’affolait, tapait jusque dans nos tempes). Comprendre ce qui s’était passé et comprendre quelles seraient les répercutions nous a pris plus de temps. Beaucoup plus. Il a fallu redémarrer les machines en protestant, imaginer d’abord une panne mécanique, une interférence électrique rare et improbable,
puis pire : un bug des softwares,
puis encore pire : un virus suffisamment furtif et élaboré pour franchir les défenses.

Ce fut pire que le pire.

De nouveau, nous nous sommes regardés en silence, un silence dense, cadencé par les souffleries des machines, piqueté du clignotement répété d’un néon (néon que personne à cette minute n’aurait pensé à dévisser ou à tapoter, montant pour cela sur la tablette de son bureau, glissant un stylo entre les lames du luminaire et frappant le tube pour faire cesser, enfin, ce clignement éprouvant). Quelqu’un a demandé de l’air, un autre l’a aidé à dénouer sa cravate. Ces deux-là pourtant se détestaient, c’était connu, ils étaient en concurrence pour le nouveau poste de développeur stratégique à New Delhi. En un sens c’était touchant de les voir s’entraider alors que ce matin même ils se seraient bien poussés dans la cage d’escalier. Le chosen one aurait la direction d’un prospect de vingt personnes, l’autre conserverait son poste parmi nous, au siège, mais sa défaite le marquerait à vie, comme une mauvaise odeur, sans que jamais rien n’apparaisse sur aucun document ni sur son cv pourtant irréprochable. Une réputation de looser se bâtit de non-dits, d’évitements du regard, d’une lenteur plus grande à serrer une main et de quelques sourires compatissants vite enterrés. Tous les deux le savaient, les ennemis, qui dénouaient mutuellement leurs cravates et écarquillaient leurs yeux.

Sur les écrans revenus,
apparaissait un nom,
surmonté d’un visage flou.
Général Instin,
était-il inscrit.

C’était impossible. Tout bonnement impossible. Jamais les filtres ne laisseraient passer ça.

Général Instin, avec les accents sur les e, a noté quelqu’un, cette merde vient d’un pays francophone, a-t-il déduit à mi-voix, comme absent à ses propres déductions. L’un des consultants a poussé un hurlement, sa voix descendant dans le rauque jusqu’à s’érailler, se briser en une multitude de chuintements. Une assistante pleurait, à moins qu’il ne s’agisse d’une stagiaire junior de l’équipe auxiliaire.
Sur les écrans plats, le visage regardait bien au-delà de nous, ne croisait pas nos yeux, quel que soit l’angle sous lequel on le considérait. Un téléphone a sonné, on l’a laissé sonner. Bientôt suivit par un autre. Puis un autre. Et un autre. Réaction en chaîne de vacarmes et de pulsations, relayé par nos portables qui se sont mis à vibrer dans les poches internes de nos vestons coupés sur mesure. Bien sûr, un peu partout dans le monde, les contrôleurs avaient perçu la couille, ils voulaient savoir, et leurs cris mourraient dans les vibrations des poches intérieures de nos vestons. Nul n’a décroché. On regardait tous l’image nébuleuse du général.

Les plus rapides ont de nouveau redémarré les machines, en évinçant les systèmes d’exploitation. Le nom et l’image du général sont apparus sur l’écran noir. Quelqu’un, alors, s’est levé, lentement, s’est dirigé vers le coffre et a commencé à composer le code. Le patron s’est levé à son tour, sans parler, il a sorti la clé de sa poche et a déverrouillé la seconde serrure (puisqu’il faut être deux pour ouvrir le code, c’est la procédure sécurisée standard). Ensuite, à tour de rôle, le cœur sourd et cognant, nous sommes venus récupérer les sauvegardes. Un junior assistant du bureau de Londres riait en nous regardant. It’s impossible, répétait-il entre deux éclats, impossible, the wide world is contaminated. Son regard fou roulait sur nous sans nous voir, even internet, disait-il entre deux spasmes de rire, even internet. Il avait décroché son téléphone, lui. Il fut l’un des derniers à pouvoir le faire, puisqu’au moment où nous constations que les sauvegardes étaient infectées par le général, les communications cellulaires furent définitivement coupées :
rien,
pas même la consolation d’une tonalité,
peut-être en tendant l’oreille un lointain écho d’une musique militaire désuète,
mais sans doute notre imagination.

Fébriles et assommés, nous nous étions rassis dans nos fauteuils, le scénario du film, nous le rejouions dans nos cerveaux, petits cinémas de paniques clos, séances privées sous l’os de nos crânes (le fameux scénario qui alimentait les conversations jamais totalement relâchées au self ou les mauvais romans de science-fiction, tendance hard-science spéculative). Toutes les données venaient d’être effacées, toutes. Les programmeurs tentaient des manœuvres de contournement, les développeurs comme les simples business partners (dont les compétences informatiques n’étaient pourtant pas leur atout reconnu) bidouillaient des trucs sur leurs claviers. On a même vu un simple trader tenter de réinstaller le logiciel source.

Rien,
l’image floue, toujours,
et le nom,
Général Instin.

Toutes les données enfuies d’un coup, le montant des échanges, les sources, la direction des flux, les détails des transactions, les codes des vendeurs comme ceux des acheteurs, les mots d’ordres, les opérations de mises en retrait, les générateurs d’indice, les statistiques, les numéros des comptes, les détails de ventilation des masses monétaires, la répartition des actifs, les réserves, l’identification des débiteurs comme celle des créditeurs, les tableaux des tradings en cours ou effectués, le détail des points, l’évaluation des points pivots de chaque action, l’oscillation des titres, l’affectation des avoirs, les passifs, les volumes effectués, bref, tout était perdu. Définitivement remplacé par le regard érodé d’un général inconnu.
Général Instin.

Il devait être là depuis toujours, a fait quelqu’un. Dès les premières matrices de l’arpa, dès la fin des années cinquante, sinon on l’aurait su, on l’aurait vu. Celui-là tentait d’expliquer la brusque intrusion du général dans nos vies, mais personne ne l’écoutait. Pourquoi pas inséré dans les lampes du premier calculateur IBM tant qu’on y était. Sur les écrans, une vibration aimantait notre attention, frémissement des linéaments pixellisés de la figure du général (comme une vague sur l’image écaillée, une mouvance venant de très en profondeur). Qu’importait de savoir quand avait débuté le processus, le général venait de remporter la guerre, en une microseconde il avait envahi et annexé tout le réseau. On aurait le temps de comprendre plus tard, peut-être.

Le visage gratté du général bougea, c’était parfaitement perceptible maintenant, nul doute ne subsistait. Son masque de rouille prit une inspiration et il s’adressa à nous, à nous tous. Et nous l’écoutions, fascinés, rendus sans résistance à ses mots, alors que les premiers avions devenus muets et aveugles commencèrent à s’abattre sur les villes pétrifiées.

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Éric Pessan vient de publier son cinquième roman Cela n’arrivera jamais, éditions du Seuil, « Fiction & Cie ».
Il est rédacteur en chef de la revue d’art et littérature Éponyme, éditions Joca Seria, dont le numéro 4 sort en avril 2007 avec au sommaire, entre autres, le général.







































15 mars 2007
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