« On ne dit pas les lieux avec les mots qu’il faut » (Michel Séonnet)

La Marque du père, récit de Michel Séonnet, vient de paraître dans la collection L’un et l’autre aux éditions Gallimard.


 

C’est après la remise des nouveaux uniformes, après le serment bras levé, au Reich, au Führer, qu’on leur tatoue sous le bras, en bleu, le groupe sanguin comme c’est de rigueur dans la Waffen SS, puis on leur distribue des armes, quelques jours plus tard ils sont sur le front de l’Est.

La phrase suivante, « Voilà l’histoire », pourrait être écrite avec une majuscule, « Voilà l’Histoire », car ces images, le bras levé, les armes distribuées, le front de l’Est, nous les avons vues, nous les avons en commun. Michel Séonnet continue :

Mais dans cette foule d’hommes bras levés je n’arrive jamais à te reconnaître, voir ton visage, savoir si tu fais partie de ceux qui, juste avant le serment, ont assisté à la messe dite par le vieil aumônier délirant qui vous a accompagnés jusque-là, si tu es parmi ceux qui ont endossé le nouvel uniforme sans tergiverser ou parmi ceux qui ont hésité, ceux que l’on a menés là de force, ceux à qui on n’a laissé le choix qu’entre la division Charlemagne et le peloton d’exécution. Peu importe puisque de toute façon tu es là. Quelle que soit la manière dont cela s’est réellement passé.

Le père à qui on dit tu, toi mon père, et l’homme qu’on désigne par il, lui mon père, le père de l’histoire familiale et l’homme de l’histoire en commun, le père qui joue avec ses enfants et l’homme qui lève le bras du serment, le père qui a obéi à son propre père et l’homme qui rêvait d’avoir été un orphelin apprenti d’Auteuil – les pères de chacun sont-ils ainsi innombrables ? Comment, où rassembler l’un et l’autre ?
Tu, il, c’est de la coexistence de ces deux présences, peu causantes, peu diseuses, que s’élèvent les deux voix du chant diphonique – voix de tête, voix de ventre ; bourdon et ligne d’harmoniques - que nous donne à entendre ce récit de filiation.

Que peut-on savoir de la vie d’un homme ?

[…] ce que je sais (ce que je crois savoir) tient en peu de lignes. Je sais qu’il était apprenti ébéniste. Je sais qu’il avait un camarade de la J.O.C. (Jeunesse ouvrière chrétienne) qui a rejoint le maquis. Je sais que son père avait une très forte influence sur lui. Je sais qu’après le débarquement en Provence, son père, sa mère et sa sœur ont fui Marseille en même temps que la Milice et les cadres de la collaboration. Je sais que, dans la vallée du Rhône, il y a eu des accrochages avec les maquis. Je sais qu’ils ont fait halte à Nancy puis ont été regroupés dans le camp du Struthof. Je sais qu’ils ont fini par arriver à Sigmaringen. […] Je sais qu’il a été libéré lors d’une amnistie en 1949, après il a rencontré la sœur d’un de ses camarades de guerre, il l’a épousée, et puis nous sommes nés, ma sœur, moi, à peine quatre ans entre sa sortie de prison et ma naissance, j’ai mis du temps à réaliser que c’était si peu. Non : en fait je ne le réalise toujours pas.

Ce qu’on sait ou croit savoir de la vie d’un homme, que reste-t-il quand on en est le fils ?
Quand le père lève les bras, le fils craint tellement que quelqu’un n’aperçoive le petit rond bleu tatoué sous son aisselle qu’il se jette, fils précipité par la tendresse, précipité par la détresse et la honte, vers lui afin que le père l’emporte dans ses bras et que le tatouage disparaisse à la vue de tous.

Le fils grandit dans le chant diphonique de ces deux voix, ces deux histoires, comme son récit du geste ralenti par une douleur qui n’arrivera jamais à terme, fils relevant son père tombé du lit de vieillesse et le déposant nu entre les draps où il va mourir, de l’écho des questions non formulées, là où le lecteur le rejoint et se tient près de lui, entre l’un et l’autre.


De Michel Séonnet, on signale la parution simultanée de Petit Livre d’heures à l’usage de ma sœur aux éditions de L’amourier.


Bibliographie sur le site des éditions Verdier.

Michel Séonnet, après avoir accompagné le travail d’Armand Gatti pendant plus de vingt ans, a édité et préfacé les trois volumes de ses Œuvres théâtrales.

Sur remue.net, des textes et des liens. Lire aussi Rebeyrolle.

À Saint-Dizier (Haute-Marne), en 2001, Michel Séonnet a conduit des ateliers d’écriture sur le thème « Paternités et filiations ». Lire À nos pères ! Ah ! Nos pères !.

Sur Désordre, extrait de La Tour sarrasine.

10 février 2007
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