Cesare Battisti : Le Cargo sentimental, roman

Le roman commence ainsi : « Quand j’étais petit et que les grands racontaient des histoires, il y avait des mots que je ne comprenais pas. C’étaient des histoires de grands et, à force de les répéter, même ceux qui les racontaient ne faisaient plus attention à ce qu’ils disaient. » Et il finit de cette façon : « Mais c’étaient des histoires qu’on racontait là-bas ; le soir autour du feu, pour rappeler aux petits qu’ils deviendraient vieux et que d’autres viendraient raviver leur feu. Quitte à être surpris si les flammes étaient plus hautes que prévu et si elles brûlaient la maison, les champs, les poules, le siège du parti, les tavernes de Bordeaux et les prairies de l’Ouest.
Des histoires qui se tiennent par la main.
Je levai de nouveau les yeux et, radieuse, la dune s’inclina. »

Entre-temps le lecteur, embarqué sur « le cargo sentimental des souvenirs », aura partagé certaines de ces histoires, celle du narrateur qui dit je et celles des autres, pas n’importe quels autres et pas n’importe quelles histoires.
Ainsi, l’histoire du père pendant la Seconde Guerre mondiale ou comment on devient une célébrité de la Résistance sans pour autant être un héros : le père, voleur de pneus, se fait arrêter une nuit par une patrouille de la Kommandantur. Sa petite taille représente une opportunité pour les officiers fascistes et nazis : figurer le coupable idéal, ce nain Teodoro inventé par eux de toutes pièces afin de justifier, aux yeux de leur hiérarchie, la disparition d’importants documents secrets. Mystifiée à son tour par cette invention, la Résistance fait évader le père et celui-ci de devoir alors convaincre les maquisards qu’il n’est pas le nain Teodoro. Mais Gildo leur chef a besoin d’« un héros pour injecter une dose de frissons à la brigade » : « T’es et tu resteras Teodoro, dit-il au père. Bref, tu n’as pas le choix. »
Le fils se remémore l’histoire de son père au fur et à mesure de son propre engagement politique dans l’Italie des années 70, et il se met à rechercher entre eux un point commun.

Allez, parle.
Je recommençai à parler. De moi, de ma peur soudaine de vivre les émotions comme je l’avais toujours fait et, j’en jurais, comme tout le monde devait le faire. De mon soudain besoin de protection, évitant ce qui menaçait mon intégrité, repoussant l’instant au nom de l’après. Je lui racontai également qu’après était un terme que Silvana détestait et que, si elle avait été là, elle m’aurait fichu une paire de claques. Je lui dis que j’avais coupé tous les ponts parce que je croyais avoir des ailes. Résultat : au cours de ces dernières années, je m’étais mis à quémander un numéro de Sécu. J’affirmai que c’était un problème génétique : dans notre famille, il nous manquait le gène de l’identité, ou de la reconnaissance, comme disent les psychologues. Mon père avait passé sa vie à attendre sa retraite d’ancien combattant. Ce n’était pas uniquement l’aspect économique qui l’intéressait, mais le bout de papier attestant définitivement de son existence dans la société.

Les histoires sont des questions, les récits nés des questions qu’on pose à soi et aux autres sur l’appartenance ou non à un groupe, à une société, à un pays. Pas seulement. Ce sont aussi les questions de la filiation. Qui était mon père, se demande le fils, et qui est-il aujourd’hui ? Qui est mon enfant ? se demande-t-il quand il apprend qu’il est lui-même père d’une fille de vingt ans, Nada, qu’il n’a jamais vue. Il a alors quitté l’Italie, séjourné un certain temps au Mexique et s’est exilé en France.

Quand un exilé se met à parler, de nombreuses personnes écoutent, attirées par l’extraordinaire désordre de son discours. Lui, il parle d’événements qui remontent à des années-lumière ou de choses qui sont sur le point de se produire, réduisant le rôle du temps à un simple problème de ponctuation. C’est son « statut d’absent » qui le conduit à se comporter ainsi : le temps n’existe plus, il a été avalé par la révolte. L’exilé accroche les années à une virgule et absorbe les distances avec un dernier soupir interminable. Dans l’engourdissement de son corps, l’exilé se raconte et se laisse raconter dans un constant va-et-vient.

Et maintenant cette question : existe-t-il un autre point commun entre sa fille et lui que ces armes qu’elle transporte, cachées dans un sac de sport, dans le coffre de sa voiture ? Lui qui a été le jeune auditeur transi d’admiration des histoires de son père, le partenaire de vie militante et d’amour de Silvana, aujourd’hui quelle place occupera-t-il dans la vie de Nada ?
C’est la force de ce roman que de laisser vide la place du héros, du personnage principal, du protagoniste - de la laisser vide afin que le narrateur y enracine son récit sans céder aux clichés de la disparition des héros et de la fin de l’histoire. Car l’histoire continue. Et rien à craindre qu’elle finisse, trop de questions restent en suspens, qui attendent des récits.

Le Cargo sentimental, traduit de l’italien par Claude-Sophie Mazéas, est paru en 2003 aux éditions Joelle Losfeld qui ont précédemment publié, de Cesare Battisti, Dernières cartouches que nous avons également aimé lire.

Dominique Dussidour

6 mars 2004
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