(4) "Walter Benjamin" de Jean-Michel Palmier (deuxième extrait)

(Photographie : Dominique Hasselmann)

Interrogeant les fondements de la théorie de la critique littéraire benjaminienne, Jean-Michel Palmier interroge les sources romantiques et philosophiques de la question. Mais surtout il replace le questionnement dans celui du genre et l’articule aux propres textes de Benjamin.
Comme pour l’extrait précédent, nous avons retranché les 14 notes de cet extrait pour une fluidité de lecture. Il importe donc de se reporter aux pages 477-483 de Walter Benjamin, Le Chiffonnier, l’Ange et le Petit Bossu pour consulter l’indispensable appareil critique qui architecture pleinement la pensée de Jean-Michel Palmier. [SR]


Nombre de travaux qui se sont attachés depuis les années 60 à préciser la position théorique de Benjamin comme critique littéraire ont souvent privilégié une dimension unique ou se sont fondés sur des écrits isolés. Les polémiques entre la revue Alternative et Adorno focalisèrent l’attention sur la dimension « matérialiste » ou non de sa théorie sans tenir compte de la complexité de sa philosophie de l’art et de son évolution.
Fortement marquée par les théories romantiques, la notion de critique littéraire chez Benjamin s’est enrichie d’apports successifs, engendrant une terminologie qui se cristallisera autour d’intuitions fondamentales. En dehors de sa thèse sur la Kunstkritik, il n’en a jamais donné un exposé systématique. C’est à partir de sa vision du romantisme, de certains passages de l’essai sur Les Affinités électives, de la préface au Trauerspiel , de Sens unique — ainsi les thèses qu’il y expose — des notes du Passagenwerk et surtout de ses propres essais qu’il faut la reconstituer. Une telle entreprise se heurte à plusieurs difficultés théoriques :

 Cette conception, fondée sur des exigences inébranlables, s’est édifiée à partir d’apports parfois contradictoires, empruntés à Kant, au romantisme puis au marxisme. L’influence kantienne, déterminante sur les premiers essais, s’estompe avec l’appropriation du romantisme et devient inconciliable avec la préface épistémo-critique du Trauerspiel.

 Elle vise des buts souvent très différents. Les textes sur Hölderlin ou le romantisme, son essai sur Goethe, témoignent de l’importance accordée à la critique comme genre et à la philosophie du langage, d’une certaine sensibilité littéraire. Cette fonction donnée à la critique est très éloignée de celle que développera Benjamin vers le milieu des années 20, avec sa conception de « l’intellectuel en temps de crise », de la « critique intervenante ».

 Adoptant souvent la forme de l’œuvre à laquelle elle s’attache, sans jamais forcer l’interprétation, elle permet à Benjamin d’écrire avec la même maîtrise sur Brecht, Kraus, Walser ou Kafka, à partir des catégories esthétiques, théologiques ou matérialistes.

 Benjamin revendique son statut de critique littéraire, souligne sa fidélité à l’idéal des frères Schlegel, car leur conception de la critique intégrait la philosophie du langage et l’histoire. Il est rigoureusement impossible de limiter le champ de ses recherches à la seule sphère littéraire. La critique qu’il met en acte est toujours une critique philosophique à visées théologiques.

 L’idée de sauvetage des œuvres, des phénomènes, des expériences qui en constitue le but ultime, est le lieu où ne cessent de se rencontrer son inspiration théologique et la dimension politique de son œuvre.

L’originalité d’une telle conception de la critique tient autant à ce qu’elle affirme qu’à ce qu’elle refuse : la critique universitaire classique, la critique marxiste orthodoxe et le « feuilletonisme ». D’où les liens privilégiés qui unissent Benjamin à la fondation de la critique comme genre philosophique par les romantiques et à l’entreprise de Karl Kraus. L’unité même de sa démarche est problématique. Tous ses premiers textes sont marqués par Kant, le romantisme et Hölderlin. On ne saurait nier la permanence de certaines exigences : le « sauvetage », la mise à jour d’un contenu de vérité, la référence au théologique, l’importance de l’allégorie, jusque dans ses essais les plus tardifs. Mais le projet d’une « esthétique » et d’une « critique matérialiste », sans cesse réaffirmé après 1933, traduira certaines de ces exigences dans un vocabulaire marxiste qui ne laisse pas intact leur dimension initiale. L’influence d’Adorno et de Brecht est alors plus déterminante que celle de Schlegel. A l’idée platonicienne, vérité de l’œuvre au niveau du Trauerspiel, succède la recherche des médiations. La référence à la monade leibnizienne, toujours présente, est réinterprétée en termes historiques. La dimension ésotérique qui n’est pas absente de l’essai sur les Affinités électives et de la préface au Drame baroque fait place à une exigence d’efficacité politique déjà présente dans les recensions du début des années 30 et qui culmine dans « L’auteur comme producteur ».
Le rapport très particulier qui unit chez Benjamin chaque objet et son étude fait qu’il serait erroné de considérer les textes classiques — la dissertation sur le romantisme, le livre sur le Trauerspiel — comme les exposés les plus décisifs de sa conception. L’essentiel de sa méthodologie est présenté dans l’essai sur Les Affinités électives. La vérité qu’il s’agit de sauver — et de contempler — dans le Trauerspiel est très éloignée de la remémoration des Passages. L’exigence messianique demeure pourtant identique. La négativité de la critique qui fait entrer l’œuvre dans un autre temps révèle d’autres contenus, jouant le même rôle que l’allégorie baroque.

Critique et philosophie : le concept de critique littéraire comme genre

Toute interrogation sur les fondements théoriques du concept de critique littéraire chez Benjamin nécessite la mise en question du genre auquel appartiennent ses principaux écrits. Son sauvetage comme « théoricien matérialiste » ou « philosophe » tendant vers l’hégélianisme a entraîné une simplification considérable de sa problématique. La thèse opposée qui ne voit en lui qu’un « critique littéraire », même singulier, est tout aussi réductrice, la difficulté étant de saisir l’entrecroisement permanent de la philosophie du langage, de la théorie de la critique et de l’œuvre d’art et de la philosophie de l’histoire. L’accusation si souvent portée par Adorno contre Benjamin d’en demeurer aux contenus pragmatiques, de ne pas assez dialectiser les phénomènes qu’il étudie pour les ramener au processus d’ensemble (Gesamtprozess) se fonde sur son propre enracinement dans la dialectique hégélienne. Le style de critique allégorique de Benjamin, sa recherche des « contenus de vérité », son attachement au « sauvetage » des œuvres impliquait une démarche essentiellement différente. L’extraterritorialité qu’on lui reconnaît volontiers quant à la tradition philosophique ne doit pas faire oublier que s’il utilise des objets sensibles comme concepts, des images, des figures littéraires, c’est en leur donnant une dimension philosophique irréductible à la sphère littéraire. Loin de témoigner d’un quelconque éclectisme, il s’agit là d’une des dimensions les plus fécondes de son œuvre. Pour insolite qu’elle paraisse, sa démarche ne l’est pas si on la réfère à son modèle : l’Athenaeum des frères Schlegel. Refusant lui aussi la distinction rigoureuse entre la critique et la philosophie, ne pouvant concevoir la première sans fondements philosophiques, intégrant à la seconde des concepts et des intuitions esthétiques, Benjamin chercha toujours à lui donner la dignité d’un genre philosophique.
Ce qui fonde originellement sa démarche n’est pas étranger aux positions de Schelling et de Schlegel. Empruntant à Kant le concept de critique, les romantiques y incluaient tout aussi bien l’art que la philosophie de l’histoire. La philosophie de l’art, pour Schelling, implique à la fois l’intuition intellectuelle des œuvres et le jugement porté sur elles. Par la beauté de sa forme, la critique doit être aussi œuvre d’art et les frères Schlegel l’assimileront aussi bien à la philosophie — dont elle n’est distincte chez Schelling que par sa forme — qu’à la poésie. Schlegel considère que « le vrai critique est auteur à la seconde puissance ». Son essai sur « L’essence de la critique » y voit « le support commun de tout l’édifice de la connaissance et de la langue », le « mariage le plus intime de l’histoire et de la philosophie. »
Comme Lukács, dans ses premiers essais — L’Ame et les Formes notamment —, Benjamin a voulu refonder la critique littéraire comme genre. Loin de ne voir en elle qu’un lointain dérivé de la philosophie, il l’interroge comme une cristallisation de sa problématique. C’est à travers l’analyse des œuvres qu’il ne cessera de se confronter à la métaphysique, opérant d’abord une étrange fusion entre des intuitions d’inspiration kantienne et une philosophie du langage héritée du judaïsme et du romantisme. L’art demeurera toujours pour lui l’une des formes du langage les plus élevées, comme si survivait dans sa praxis quelque chose du pouvoir adamique de nommer, au sens où Hölderlin affirme que « ce qui demeure, les poètes le fondent. » Il faudra attendre les essais tardifs pour qu’une conception politique du rôle de l’œuvre se substitue à la philosophie du langage initiale.
Définie comme genre à part entière, la critique ne saurait être la simple servante de l’œuvre ou du public. Par sa profondeur et sa beauté elle peut rivaliser avec la création, comme condition de son rayonnement et de sa survie. L’Athenaeum des frères Schlegel, plus que les Blätter de S. George, demeurera l’horizon permanent vers lequel tendront les projets de revue de Benjamin, en particulier Angelus Novus. Dans le romantisme, il a trouvé non seulement la dimension messianique — la fusion de la religion et de l’histoire — qui manquait chez Kant mais aussi la valorisation de l’autonomie de l’œuvre d’art. Pour la première fois s’y affirmait le lien entre la critique et la théorie de la connaissance. La critique, loin de se limiter au jugement porté sur l’œuvre ou à son analyse, elle en révèle les possibilités cachées, l’achève en même temps qu’elle rend possible sa survie. Elle n’est en rien inférieure à la poésie.

Romantisme, judaïsme et kantisme : sur quelques présupposés de la notion de critique

Dans ses principaux essais — en particulier sa thèse sur la Kunstkritik, son étude sur les Affinités électives, la préface au Trauerspiel et les lettres qui évoquent la genèse du Passagenwerk —, Benjamin n’a cessé de souligner que toute approche critique présuppose une théorie de la connaissance. Sa dissertation sur la critique romantique vise avant tout à en élucider les fondements philosophiques. Quant à la détermination schlegelienne de l’œuvre d’art comme forme rapportée au continuum de l’art comme Idée, elle demeure la clef de voûte de l’interprétation qu’il donne du drame baroque et de son sauvetage.
Il est par contre difficile de ramener à une quelconque théorie les analyses si diverses qu’il tentera d’œuvres littéraires, et surtout la masse de ses recensions des années 1920-1930. Non seulement chez Benjamin l’angle d’approche est toujours déterminé par une intention particulière, un souci d’efficacité, mais la méthode épouse à chaque fois les contours de l’œuvre, son contenu, qu’il s’agisse de Kafka, Proust, Keller, Brecht ou Baudelaire. L’idée centrale qui a guidé sa recherche sur la critique romantique — à savoir qu’elle présupposait la métaphysique de Kant — a été peu exploitée dans sa thèse : ce sont les rapports complexes entre Schlegel et Fichte qui constituent le cœur de son interprétation. Benjamin, dès sa jeunesse, n’a cessé de confronter ses propres idées à celles de Kant, véritable socle granitique sur lequel il envisageait d’édifier sa philosophie. La rencontre avec le néo-kantisme et les réflexions de Hermann Cohen sur l’origine ne l’ont guère retenu. Il y déplore la même sécheresse, la même pauvreté du concept d’expérience. La lecture de L’esprit de l’utopie de Bloch, puis son approfondissement du premier romantisme (Schlegel, Novalis) furent par contre déterminants dans l’élaboration de sa méthodologie. Héritiers de la dignité que Kant a donnée à la critique, ils parvinrent à travers la notion de « Kunstkritik » à dépasser la limitation kantienne de la critique comme instrument de la connaissance pour en faire une méthode positive en la transposant dans le domaine de l’art. Cette transposition, comme celle qu’effectuera Benjamin dans la préface au Trauerspiel, n’est possible qu’à partir d’un platonisme sous-jacent qui identifie la forme à l’Idée et postule un lien entre l’œuvre singulière et le continuum de l’art. La reprise d’éléments fondamentaux de la critique schlegelienne est évidente dans de larges extraits de l’exposé qu’il en donne et qui caractérisent ses propres écrits. Mais au-delà de l’obscurité des formules des romantiques, il est conscient de l’impossibilité de répéter simplement leurs intuitions. Benjamin est sévère à l’égard du dernier Schlegel qui projette dans l’art son cosmos religieux et rend ses déterminations intrinsèques insaisissables. La critique romantique a pu grâce à Schlegel s’édifier en genre philosophique et dégager l’œuvre de la gangue des préjugés normatifs ou subjectifs, mais elle a échoué à en penser l’historicité. Aussi le médium de la réflexion que les romantiques ont repris de Fichte fera place chez Benjamin à une orientation, héritée du romantisme, mais qui puise à bien d’autres sources.
L’essai de 1916 sur l’origine du langage effectue la jonction la plus visible des idées de Benjamin avec le judaïsme. L’origine sacrée du langage, dont il trouve la trace mais pensée de manière très différente chez Hölderlin marquera sa théorie de la critique et de la traduction. C’est dans un renouveau de la théorie du langage que Benjamin crut d’abord possible l’intégration à la philosophie de motifs théologiques, le dépassement de l’opposition sujet/objet et un enrichissement de la critique. S’inscrivant dans l’horizon de la philosophie allemande du début du siècle, cette réappropriation de concepts théologiques l’unit à Hermann Cohen, Ernst Bloch, F. Rosenzweig et même G. Lukács. En rupture avec le rationalisme et l’optimisme de l’Aufklärung, mais aussi le positivisme de son époque, Benjamin fut tenté comme beaucoup d’auteurs de sa génération par ce retour à la théologie et à l’idéalisme allemand. A travers des visages multiples, il répondait à des exigences communes. La revalorisation du romantisme, évidente chez Benjamin, Landauer, Bloch et Buber — jusque dans son interprétation du hassidisme — est souvent inséparable d’un intérêt pour la mystique juive et chrétienne. C’est en relation étroite avec le romantisme, le rapport établi entre l’histoire et le Royaume de Dieu que Benjamin et Bloch, mais aussi Landauer et Rosenzweig développeront leur théorie du messianisme. Quant au dépassement des limites kantiennes de la connaissance, déjà tenté par le romantisme, il est au cœur de L’esprit de l’utopie de Bloch. Si on ne saurait rattacher trop étroitement la formation de la notion de critique chez Benjamin à la complexité des éléments qui constituent sa théorie de la connaissance, elle est inséparable de cette volonté sans cesse réaffirmée de présenter l’expérience religieuse et esthétique à travers l’histoire, tâche déjà exposée dans l’essai sur Kant. Conscient des apories inévitables qu’une lecture moderne ne peut manquer de déceler dans les fondements de la critique romantique, il en reprend néanmoins des éléments essentiels. Remplaçant le médium de la réflexion d’inspiration kantienne et fichtéenne par le lien étroit qu’il établit entre la philosophie du langage, la philosophie de l’histoire et certaines catégories théologiques, la critique demeurera inséparable de la possibilité de nommer rigoureusement une telle expérience.
L’importance qu’il accorde au langage et au nom s’est trouvée confirmée par l’étude des premiers romantiques. S’il ne reprend aucunement à son compte le platonisme symbolique de Schlegel pour qui dans toute forme singulière, l’Idée d’art est présente, c’est néanmoins comme « idées platoniciennes » qu’il concevra les œuvres. Seule l’idée est susceptible d’unifier l’expérience, de permettre la présentation (Darstellung) de la vérité. L’opposition la plus profonde entre la critique romantique et celle dont Benjamin tente de jeter les fondements réside sans doute dans l’interprétation absolument différente de l’historicité de l’œuvre d’art. Alors que pour l’école romantique le texte est saisi comme une manifestation de la nature, Benjamin accentuera sa dimension métaphysique puis historique. L’influence conjuguée du judaïsme et du matérialisme lui fera envisager l’histoire des œuvres à partir de leur sauvetage. Cette dimension théologique se retrouve dans les essais qu’il consacre à Kraus et à Kafka : la critique littéraire est confrontée à une histoire qui, comme l’histoire humaine, est inachevée. Sa dimension messianique réside aussi dans l’accomplissement d’un sens. En insufflant à l’œuvre une nouvelle vie, en rassemblant ses éléments épars, elle la fait parvenir au rang de l’idée. Transcendant l’histoire, elle rayonne alors dans sa vérité.

13 novembre 2005
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