Fabienne Swiatly - Jean-Pierre Maillet / Jusqu’où la ville...

Jusqu’où la ville...

Jusque dans les camionnettes rouillées sur le terrain chaotique des chantiers, ville éventrée. La terre qui remonte à la surface, obstination des machines dans l’éboulis des cailloux. Là des femmes ouvrent leur sexe pour quelques euros. Bougies allumées derrière le pare-brise pour signaler la disponibilité. Madones des terrains vagues qui attendent les hommes le long des entrepôts abandonnés. Peinture écaillée sur des murs taciturnes. D’autres hommes ici, avant, raffinaient le sucre, fabriquaient le ciment, chargeaient les péniches. Maintenant le commerce des corps sur le quai qui échappe aux regards.

Jusque sous le drapeau français où attend la file des visiteurs de la prison qui porte le nom d’un saint. Mouvement paresseux du tissu tricolore malgré le vent. A bout de bras des sacs plastiques aux couleurs vives, la marque lisible au centre. Le linge propre amené aux hommes que l’odeur de lessive émeut sans qu’il puisse trouver un lieu où pleurer. Le muscle énervé du peu d’espace. Cour de promenade plus petite que la fosse aux ours du parc. Sous le ciel prisonnier du grillage, des hommes réunis avec ce qu’il y a de plus difficile à partager en eux.

Jusqu’où la ville...

Jusque dans les cours rénovées du vieux quartier, à l’image des prospectus où l’on invite à découvrir la pierre figée dans l’histoire. Le passé que l’on met au propre. Et l’on vient voir, l’œil collé au viseur. Puis l’on s’arrête devant les tourniquets alignés sur le pavé qui proposent la vieille ville en carte postale - cadrage impeccable. Et on achète par cinq ou par six pour se souvenir et envoyer aux autres. Faire signe à ceux qui sont restés, donner une preuve et dire j’étais là - dans la vieille ville. La photo à la marge blanche et le nom inscrit comme un sourire sur le côté, l’emplacement du timbre pré-imprimé. La ville vendue aux touristes.

Jusque sur le parvis de la cathédrale, la lumière qui se libère enfin des ruelles étroites. L’esplanade où les voitures cherchent malgré l’interdit à se faire une place. Et la scène ancestrale des pauvres réunis à l’extérieur, devant l’immense porte qui mène vers la croix. Groupe de jeunes aux chiens sans laisse qui boivent à même la bouteille l’alcool acheté dans un hard discount. La main tendue vers ceux qui marchent persuadés que Dieu saura les entendre malgré le vacarme des moteurs. Sous les gargouilles aux visages de la peur, le monde semble aussi vieux que les pierres qui le cernent.

Jusqu’où la ville...

Jusqu’à l’esplanade de l’opéra où des jeunes garçons dansent la saga urbaine - gestuelle resserrée qui pourtant décolle du sol. Les corps offerts aux yeux des passants. Mouvements saccadés des bras et des jambes qui s’achèvent sur la lenteur d’un torse à la renverse. Tee-shirts mouillés qui glissent sur le sombre d’une aisselle ou le granulé d’un ventre. Puis la vitesse qui remet les hommes debout. Des mains se touchent pour exprimer le c’était bien. Des hommes jeunes qui dansent à l’ombre des déesses sculptées.

Jusqu’à l’écriture des façades qui voudrait que l’on nike sa race, avec l’orthographe du commerce. Des mots au sens dérobé qui sous-tendent l’indifférence des murs. Inconnus qui se signent sur l’espace public en des gestes rapides, bombes de peinture à la main. Visages à l’abri des capuches aux vêtements larges. Leur dos offert aux passants pendant qu’ils couvrent la ville d’idéogrammes. Lecture en biais de ceux qui préfèrent le silence des murs repeints à la norme.

Jusqu’où la ville...

Jusque dans le ventre des bus qui transite l’habitant de son lieu de vie à son lieu de travail. Ceux du tôt le matin, tard le soir qui vont à l’ouvrage un journal jetable à la main. Les usagers à la carte d’abonnement rangé dans le sac qui s’installent derrière le chauffeur au regard inquiet dans le rétroviseur. Le bus qui expire son lot de passagers par la porte automatique. Achève son parcours dans l’en dehors de la ville. Terminus des transports en commun.

Jusqu’aux demeures anciennes du quartier excentré, murs hauts, portails automatiques. La cime des arbres visible derrière les façades crépies, parfois l’échappée fleurie d’une glycine. Le dedans interdit au regard, l’empêchement des tôles peintes à l’antirouille. Le trottoir qui longe en silence les murs et les entrées, parfois une caméra qui observe. Maisons captives du regard extérieur. Et le bruit d’une piscine aux cris d’enfant comme un éclat de souvenir. Le vivant des uns qui ne se mélange pas à la nécessité des autres. Ligne de démarcation.

Jusqu’où la ville...

Jusqu’aux terrasses de café qui invitent à la mise en scène des beaux jours et l’on peut s’offrir du soleil entre les immeubles. Le ciel plus proche à l’ouverture des rues et dans l’encadrement des toits. Le déplié vert à la pointe des arbres qui fait reculer l’hiver. Paysage printanier qui parcourt de frissons le vocabulaire du désir. L’air chaud qui donne de la surface à la peau. Surprise d’une ville qui s’assoit dehors dans l’éphémère plaisir du vivre ensemble.

Jusqu’au soudain de la nuit et aussitôt on allume. La ville jamais offerte à l’obscurité. Lampadaires, néons, phares, enseignes, lumignons – étoiles tombées du ciel. On ne lève plus les yeux. Chacun rentré en lui ou entre ses murs. La ville d’avant que l’on imagine même pas avoir existé. Puis elle se tend vers le jour levant des oiseaux. L’aube hésite derrière les immeubles. Respiration en suspens après le dernier bus, avant le premier tramway. L’heure jaune ou bleue selon les saisons. La ville qui se tait. Plus rien à vendre et elle baisse le rideau un bref moment

Jusqu’où la ville...

... jusque là où les hommes.


Texte : fabienne Swiatly

Photos : Jean-Pierre Maillet,

visiter son site, www.objet-du-desir.com

14 novembre 2006
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