Umwelt

Depuis mi-août la plasticienne Patricia Cartereau et Éric Pessan sont accueillis par le centre culturel français de Turin en résidence au château de Moransengo, chez Rénata Novarese, pour un projet d’exposition dans le Piémont au printemps prochain.
En parallèle de l’exposition, naissent des textes et des images sur le travail en élaboration. En voici une première livraison (à suivre...).


arbre
Photo : Patricia Cartereau

Ils marchent, le début est banal. Ils marchent, simplement, comme ils ont souvent marché, en silence la plupart du temps, ensemble et pourtant seuls, s’arrêtant sur le paysage, sur les hommes, sur les traces, ne voyant jamais les mêmes choses. Ils marchent et c’est comme s’ils ne percevaient pas les mêmes sons, ni les mêmes couleurs.
Pour repérer ses proies, la tique ne dispose que d’un seul sens qui n’est ni réellement la vue ni l’odorat, a-t-il lu quelque part. Le monde vu d’une tique est un paysage impossible, indistinct, traversé ça et là de masses sanguines.

Ils marchent, elle veut dessiner et peindre cet espace qui la déborde, cet espace auquel elle se risque. Lui veut l’écrire, et il pense au monde de la tique, il pense également au monde des chats dont il ne sait plus s’il est ou non en noir et blanc, il regarde au loin, tente de graver des détails dans sa mémoire, de recueillir un peu d’espace pour l’énoncer par la suite, et il se demande s’il voit la même chose qu’elle.

La peinture, c’est un œil, un œil aveuglé, qui continue de voir, qui voit ce qui l’aveugle (Bram Van Velde rapporté par Charles Juliet). Bien sûr, lorsqu’un écrivain fait parler un peintre, il faut se méfier, se demander si, par hasard, le mot peinture ne peut pas être remplacé par écriture.

Ils marchent, ils n’ont jamais vraiment travaillé ensemble. Ils tentent de voir, d’être attentifs aux coïncidences, aux images, ils savent pourtant que peu du paysage se retrouvera dans leurs travaux. De nos jours, les gens voient les brouillards, non parce qu’il y a des brouillards, mais parce que peintres et poètes leur ont appris le charme mystérieux de tels effets (Oscar Wilde). L’idée est belle, mais trop belle pour ne pas être qu’une idée.

Ils marchent et il pense à un mot allemand, un très beau mot que châtrent les traductions : umwelt, c’est-à-dire la réalité ou l’environnement ou le monde, suivant les dictionnaires. Ambiente ou realtà, il ne croit pas qu’en italien les traductions soient plus riches. Umwelt est avant tout un terme de biologiste, une manière de définir le monde tel qu’il est perçu par une espèce animale particulière. L’umwelt du chien est avant tout sonore et odorant. L’umwelt de l’homme est visuel, se dit-il en gravissant une pente, il éprouve le poids du sac, la pression des sangles réglables sur ses épaules, l’appui ferme sur ses hanches. Bien fixé, le sac ne pèse pas. Répartie, sa charge s’oublie presque. Il s’essaie à faire des pas réguliers, cadencés.

C’est sous les pas que se forme le chemin (Antoni Tàpies d’après Luigi Pirandello).

Deux qui marchent, le début est banal, archétypal, mais il ne peut s’empêcher de se dire qu’il tient là quelque chose, la curiosité veut savoir la destination, le but, la raison, l’identité des marcheurs. En silence, toujours, il l’observe marcher, elle, et se demande ce qu’elle voit des collines environnantes. Il se garde de poser les questions parce qu’il préfère inventer les réponses. Ils marchent dans la disponibilité inouïe de l’instant, attendant du paysage qu’il se charge d’événement, sachant très bien que ce qu’ils peindront ou diront d’une colline ne parlera que d’eux.

Huile sur toile 161 x 130
2006 Patricia Cartereau

Umwelt, repense-t-il, certains psychologues se servent du terme pour définir la représentation et la construction du monde par l’individu. Ils dépassent un hameau sous les aboiements menaçants d’un chien. Le goudron de la route se craquelle, une herbe maigre pousse le long des fissures, de vastes pans de goudron pelé dévoilent le sol qui devrait être caché, enfoui. Aucune voiture ne les dérange. Il se demande s’ils vivent tous les deux dans le même univers. La route ne monte que peu, elle serpente dans un décor de hautes collines vertes. Elle se noue, se dénoue. Il réajuste une sangle, ils marcheront toute la journée, il ne se sent ni fatigué, ni essoufflé.

Ils marchent, et ils ont le temps, des proportions invraisemblables de temps, à en éprouver le vertige. Elle tourne à gauche, se lance sur un chemin escarpé, dans un site magnifique et il la suit. Un peu de la force et de la patience des montagnes gagne son coeur, estompe les doutes. Etre ici permet ça : ne plus être chez soi, se retrouver dans l’inconfort d’être en prise avec le chemin, avec un tas de cailloux, se dégager de l’horloge, laisser infuser le temps, se déployer la disponibilité ; quitte à ressentir enfin l’ennui.

Elle dit qu’elle a cru voir un oiseau, un oiseau ordinaire sans signe particulier, un oiseau sur un buisson, les ailes dépliées. Elle dit alors qu’elle ressent de la tristesse à ne pas savoir nommer cet oiseau, ils ignorent par paresse une telle quantité de mots. L’oiseau, bien sûr, il ne le voit pas. Ses mots, à elle, proviennent d’un autre univers, ils suivent deux sentiers dissemblables autant qu’imaginaires.

14 septembre 2006
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