Des livres sauvés du pilon

Les contres décisifs de Mr Hanta, pilonneur dans Une trop bruyante solitude de Bohumil Hrabal.


« Voilà trente-cinq ans que je presse du vieux papier et, durant tout ce temps, on a déversé dans ma cave tant de beaux livres que, si j’avais trois granges, elles en seraient remplies. »

Bohumil Hrabal, Une trop bruyante solitude

Dans les années 1980, une Ford blanche longeait parfois, de nuit, les arbres sans forme et les hauts murs de béton gris qui entouraient les villas disséminées dans la proche banlieue de Prague. La voiture, souvent borgne, roulait à vive allure et se dirigeait vers la forêt. Elle se mettait à ronronner sur le bitume après avoir quitté le centre ville à la tombée du jour et laissé les bars, les ponts, les églises, le Château et l’hôpital de Bulovka disparaître en douceur dans une brume bleutée et froide. À bord, l’écrivain Bohumil Hrabal tenait le volant d’une seule main. L’autre lui servait, selon l’humeur ou le hasard, à palper le journal du soir posé sur la banquette du mort ou à maintenir en équilibre une cruche de bière, voire à caresser à rebrousse poil un chaton noir recueilli en bordure de route.

Hrabal filait alors droit sur Kersko. Il s’arrêtait rarement au café Hajenka. Croisait de temps à autre une Volga de la police et se doutait bien qu’il trouverait des empreintes de pneus devant chez lui en rentrant. L’hiver, il portait sa tenue de charbonnier, veste et pantalon de velours côtelé. L’été, il conduisait en chemise rayée, un bob blanc vissé sur le crâne. Il quittait Le Tigre d’or, son quartier général, vers 18 heures. Sa table était située face au bar, sous les bois du cerf, juste au milieu de la grande salle. C’est là qu’il recevait, buvait, mangeait et palabrait. C’est là aussi qu’il prenait plaisir à écouter tous ceux qui venaient s’asseoir près de lui. Peu à peu, leurs histoires, leur vie même, se mêlaient aux siennes et devenaient une des pièces majeures du puzzle démesuré auquel il travaillait en permanence, y compris (et surtout) quand il n’écrivait pas. Au centre de l’immense bazar littéraire, servant tout à la fois de poulie et d’essieu à l’ensemble, se tenait - et tient toujours - Une trop bruyante solitude, roman d’une centaine de pages écrit en trois semaines (puis longuement coupé, revu, raturé, refait) et édité à l’époque, comme la plupart de ses autres titres, clandestinement.

Ce livre - l’arrivée en bout de course d’un lent cortège d’ouvrages à l’agonie, de collections en lambeaux, de bibliothèques entières lancées à la fourche dans la gueule mécanique d’une presse chargée de broyer des tonnes de papier - est un monologue sorti du fond des caves. La parole est donnée à Mr Hanta, un ancien lanceur de poids qui a dû se reconvertir pour cause d’alcoolisme. Hrabal n’a pas simplement écouté le colosse déchu lui raconter, entre deux pintes de Pilsen, ses déboires et dérapages mal contrôlés au Tigre. Il a également travaillé en sa compagnie, compresseur lui aussi, dans un entrepôt situé sous terre, rue Spelana, là où personne d’ordinaire ne s’arrête - les piétons, pressés de se rendre de la rue Nationale à la place Charles, ne remarquant même pas son existence...

Hanta nettoie. Il broie des tas de livres par jour. « Ce n’est qu’une fois broyés que nous tirons le meilleur de nous-mêmes ». Il broie, debout, en sueur, œuvrant près des rats dont deux bandes rivales se disputent le territoire depuis des mois, il broie bien plus que du noir, entouré de toutes ces pages qui se hérissent et au contact desquelles il lui arrive de piocher des bribes, quelques mots, une pensée, un éclair, un déclic. Hanta, trente-cinq ans de pilon au compteur, soliloque avec lenteur, en s’aspergeant le palais à la bière pour donner plus de fluidité à ce débit de paroles qui n’existe que pour expliquer comment il en est venu à se cultiver et à aimer ce qu’on lui demandait de détruire. Mieux, au fil du temps, il a réussi à éviter la fosse commune à plusieurs milliers de livres.

« Tel le beau poisson qui scintille parfois dans le courant d’une rivière aux eaux sales et troubles à la sortie des usines, brille de temps en temps dans ce flot de vieux papiers le dos d’un volume précieux ; ébloui, je regarde un moment ailleurs, puis je le repêche, je l’essuie à mon tablier, je l’ouvre, je hume le parfum de son texte, je concentre mon regard sur la première phrase et la lis telle une prédiction homérique, et ce n’est qu’après ça que je dépose le livre au sein de mes autres belles trouvailles, dans une caisse tapissée d’images saintes jetées par erreur dans ma cave avec des livres de prières. »

De ces livres jugés subversifs par les gouvernements successifs mais sauvés in extremis, soustraits en une seconde aux mâchoires de la pieuvre hydraulique, le compresseur en emporte tous les soirs quelques uns dans son cartable. La Théorie générale du ciel d’Emmanuel Kant côtoie Le Livre de la voie et de la vertu de Lao-tseu. Le Don Carlos de Schiller et l’Éloge de la folie d’Érasme de Rotterdam ne sont jamais loin. Sénèque non plus, qui, hantant l’imaginaire de Hrabal et de Hanta (tous deux ont pointé quatre ans ensemble au sous-sol) gît pour toujours dans la baignoire dorée où il s’ouvrit les veines au couteau pour prouver (c’est du moins l’hypothèse soutenue par les compresseurs) qu’il n’avait pas écrit De tranquillitate animi pour rien.
Au final, l’édifice adopte des allures de bibliothèque désordonnée et conséquente. Une tour de Pise avec tourelles attenantes tout aussi vertigineuses.

Mon logement à Holesovice croule sous le poids des bouquins : il y en a plein la cave et la remise, les w.c. sont bourrés à craquer, le garde-manger aussi, dans la cuisine, il reste juste un petit chemin pour aller de la fenêtre au fourneau, aux w.c., juste la place de s’asseoir ; à un mètre cinquante au-dessus de la cuvette s’élève une vraie charpente avec des livres jusqu’au plafond, mais un geste imprudent, un faux mouvement, un effleurement imperceptible, et je me cogne sur les montants, une demi-tonne de livres me tombe dessus et m’écrabouille comme je suis, culotte baissée. Comme on ne peut plus y ajouter un seul volume, j’ai fait faire dans ma chambre, au-dessus des deux lits jumeaux, des étagères en forme de baldaquin, de ciel de lit et j’y ai empilé deux tonnes de livres trouvés pendant ces trente-cinq ans ; quand je m’endors, ces deux tonnes de bouquins pèsent sur mes songes comme un énorme cauchemar...

Les milliers (ou tonnes, pour parler comme Hanta) de livres extraits de la machine à broyer constituent une bibliothèque de la résistance et de la démesure. Celui qui l’a conçue risque à tout moment de finir écrasé sous elle. L’humour tragique de Hrabal rôde en sautillant dans cette épopée souterraine et alcoolisée. Il est vrai que le pilon, il ne l’a pas uniquement expérimenté en tant qu’ouvrier... Quelques uns de ses propres récits ont connu les affres du fer affamé, détruits dans des caves identiques à celle de la rue Spelana...

Du temps où il fréquentait assidûment Le Tigre d’or, se rendant au 17 de la rue Husova pour y passer l’après-midi et retrouver sa place au centre, sous les grands trophées de chasse, le chauffeur de la Ford blanche, le soir, avant de récupérer sa voiture (ou pour prendre, plus tard, quand ses os devinrent trop douloureux pour conduire, l’autocar à destination de Kersko), ce conducteur au menton en galoche et aux souvenirs aussi vifs et colorés que les écrits sauvés du naufrage, n’hésitait pas à faire un détour du côté de cette rue. Il y flânait en promeneur morose. Shootait dans des capsules. Savait Mr Hanta mort depuis un bail. Se doutait bien que pour lui aussi l’an 2000 n’était qu’un lointain mirage. Peu importe. L’essentiel était d’ores et déjà ficelé. Les planches d’une bibliothèque hors norme, placée sous la protection de ses maîtres Hasek et Kafka, tenaient le coup, fixées pour longtemps aux murs d’un appartement. Les textes retirés des ruines avaient permis à un autre - robuste, rageur, incisif - de naître... Alors, autant finir en beauté et sans regret... « Je ne suis venu au monde que pour écrire Une trop bruyante solitude », murmurait-il, en 1989, à April Gifford, la bohémiste américaine, rebaptisée Doubenka, à qui il se mit à écrire, veillant tard dans la nuit, entouré de ses nombreux chats, une série de lettres dans lesquelles il entrecoupait le récit de sa récente escapade aux U.S.A. par le compte-rendu, au jour le jour, des évènements qui se déroulaient alors à Prague et qui allaient aboutir à la « Révolution de velours ».

Les années ont passé. Désormais, la Ford bigle (si elle existe encore, si elle n’a pas été elle-même compressée) n’a plus aucune raison de venir se garer près d’une cabane en bois située au coeur de la forêt. Il y aura en effet bientôt dix ans que celui qui habitait les lieux a tiré sa révérence. Un matin, il s’est échappé de l’hôpital de Bulovka. C’était en février 1997. Il l’a fait en sautant par la fenêtre pour atterrir en un clin d’oeil cinq étages plus bas, les bras en croix dans la neige... Si l’histoire s’arrête brutalement sur ce carré blanc teinté de rouge, c’est parce que son désir de rejoindre Poupette, sa femme, au cimetière de Hradisko - ainsi que ses parents, enfermés dans une vieille boîte en chêne, une caisse à bière issue des brasseries de Nymburk - l’a, ce jour-là, définitivement emporté sur celui qui aurait consisté à s’obstiner à survivre dans Une trop bruyante solitude... Non plus celle, rebelle, éprouvée jadis au milieu des bouquins en fin de vie mais l’autre, la morne, l’insupportable, porteuse d’une souffrance indicible, née au creux de tous ses os rongés par ce qui ressemblait de plus en plus à un marché de dupe orchestré par les dents de rats de l’arthrose.


Une trop bruyante solitude existe en points Seuil (où l’on trouve également d’autres livres de Hrabal : Vends maison où je ne veux plus vivre, La petite ville où le temps s’arrêta, Les noces dans la maison et Lettres à Doubenka).
En Tchéquie, l’oeuvre complète comporte 19 volumes. En France, outre les titres déjà cités, sont également disponibles en biblio poche : Moi qui ai servi le roi d’Angleterre, La chevelure sacrifiée, Tendres barbares et Les Palabreurs. Trains étroitement surveillés est en Folio et Les souffrances du vieux Werther en 10/18. Ses deux plus récents textes traduits ont été publiés à L’Esprit des péninsules en 2003 : Jarmilka et Ballades sanglantes et légendes.


En logo : Hommage à Bohumil Hrabal, collage de Jiri Kolar (reproduit en couverture de Peurs totales, éd. Critérion, 1991).

27 août 2006
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