Pascal Quignard, "Sordidissimes"

Non pas indiscrétion mais goût du partage, et parce que ce genre d’entreprise démesurée par rapport aux petites routines commerciales redonne confiance et réouvre la curiosité, en avant-première un extrait des deux prochains livres de Pascal Quignard : le chapitre LV de Sordidissimes.

Et relire dossier remue.net, textes de François Bon, Ronald Klapka, Jean-Marie Barnaud et Philippe Lançon (archive © Libération).

Le livre sera en librairie le 5 janvier.


Le nombril

Le nombril est une cicatrice. C’est du passé. C’est exactement le passé à la limite du jadis. C’est sur le corps la trace qu’il y a deux mondes. C’est la preuve de l’origine vivipare. On commence la vie atmosphérique par une expulsion sexuelle, un noeud qui ferme l’union, un coup de couteau qui disjoint l’ancien conduit, une trace qui reste sur le ventre.

Vestige de la fin du premier monde qui persiste même sur le ventre des morts.

C’est le premier bout de corps coupé sur les corps des humains.

A la fois le premier noeud suivi du premier fragment.

Nouer tel est le socius. Couper un bout, tel est le sacrifice propre au second monde. Comme la naissance coupe du premier monde.

Amputation originaire de tous les sacrifices et de toutes les oeuvres dans les sociétés humaines qui sont d’abord des imitations de naissance avec prélèvements de bouts de peau en échange de vie.

Do ut des. Des fragments contre de la survie, voilà la mécanique sociale qui se lit dans la cicatrice du noeud.

*

William Shakespeare a écrit au IIIème acte de Troilus et Cressida :

Car le temps a une besace en peau sur le dos où il glisse des aumônes pour l’oubli.

Ô rebuts, choses sales, actions dévorées, reliefs de qui fut désirable, traces séchées de ce que fut vigoureux !

Cotte de maille trouée, couteau rongé, casque tordu, l’Histoire !

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Dans la chanson dite des Marins de Groix, l’enfant tombé du mât dans la mer laisse trois objets dans ce monde : une calotte de drap, un sabot de bois, un couteau en fer.

Les Chinois du XVIIème siècle estimèrent au nombre de trois les effigies du Dieu des Chrétiens :

Les lunettes optiques célestes ;

la croix en bois qui exorcise les démons ;

l’horloge mécanique qui sonne le temps.

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Objets qui furent interdits aux foires d’Orléans en 1756 : colifichets, rubans, miroirs, ciseaux, peignes, mouchoirs, petits vases de faïence pour les besoins, chaînes d’argent ou dorées, brosses, tabatières en carton ou en porcelaine, jeux de dominos, cornets à dés, pipes.

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Ce que nous nommons réel est l’extase insaisissable où nous tombons lors du deuxième monde.

Le réel est proche de ce que les anciens grecs nommaient ektos.

Les terreurs ne ressemblent pas aux bêtes qui les provoquent. Les affects n’ont pas les traits des ouragans dont la menace les effraie. Les blessures ne ressemblent pas aux armes. Les tristesses ne ressemblent pas à des mots.

Pascal Quignard
5 janvier 2005
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