Tranströmer, langage au-delàdu langage

À lire sur Tranströmer : une page sur le site du printemps des poètes, un article de Marc Blanchet dans le Matricule des anges, et un extrait sur Poezibao.
Ce texte est repris par Laurent Margantin sur son site Œuvres ouvertes - àdécouvrir au passage.
Tranströmer a reçu le prix Nobel de littérature 2011. Il est mort le 26 mars 2015.


« Un langage situé au-delàdu langage  »

La parution dans la collection Poésie / Gallimard des œuvres poétiques complètes du Suédois Tomas Tranströmer nous permet de découvrir une figure essentielle de la poésie contemporaine, figure reconnue internationalement mais encore mal connue en France. Il faut rendre hommage aux éditions Le Castor astral qui ont publié Baltiques traduit par Jacques Outin en 1996.

La notice bio-bibliographique du volume nous dit que Tranströmer est né àStockholm en 1931 et qu’il est psychologue de formation. Qu’il est considéré dès les années 50 comme l’un des poètes marquants du siècle et a reçu de nombreux prix àtravers le monde, qu’il a été traduit en cinquante-cinq langues. Dans La Quinzaine littéraire, Gérard Noiret nous apprend que « s’ il figure aujourd’ hui aux côtés d’un Mario Luzi, d’ un Adonis, ou d’ un Edouard Glissant, parmi les poètes nobellisables, il ne le doit ni àune vaste production, ni àdes démarches. Ses Å“uvres complètes (1954-2004) tiennent en 300 pages et ont d’autant moins été défendues par leur auteur que celui-ci, frappé en 1990 par une hémiplégie, a vu la maladie accentuer son penchant pour la discrétion et son immersion - elle est un fil conducteur aussi évident que les paysages de Suède - dans la musique. Lors de la soirée qui lui fut consacrée en octobre 2004 au Centre culturel suédois, il ne put que jouer du piano d’une main et remercier la salle d’ une phrase brève  ».

La présence au monde de Tranströmer - présence que semble exprimer pleinement sa poésie - est très étrange : musicale en même temps que visuelle, àla fois onirique et très attentive au détail de la vie réelle. Comme l’écrit son traducteur dans sa préface, il « dispose de la faculté de regarder au fond du poème comme on regarde au fond d’un puits, pour en retirer des visions, des images et des objets qui semblent arrachés au néant. Il répond ainsi àune nécessité qui le pousse àdégager tous les signes d’un langage situé au-delàdu langage : les hiéroglyphes de l’aboiement d’un chien, les cursives des aiguilles d’un sapin, les traces laissées par un cerf dans la neige  ».

Jacques Outin encore, cette fois dans sa postface au
seul livre autobiographique de Tranströmer, Les souvenirs m’observent (Le Castor astral), nous présente le parcours singulier de Tranströmer :

« Le poète a avoué àplusieurs reprises n’avoir été que peu sensible àla littérature et àla poésie jusqu’àl’âge de seize ans. Considéré par ses proches comme étant un garçon quelque peu excentrique, dont on disait qu’il vivait "dans son monde àlui", il s’intéressa tout d’abord aux sciences naturelles, àl’histoire et àla géographie, au point de vouloir devenir un jour entomologiste ou explorateur. Pourtant, au moment de la puberté, il se laissa fasciner par les arts, la peinture et surtout la musique.  »

Juste après la guerre, il fit la découverte du surréalisme àtravers une anthologie de poèmes surréalistes réalisée par Ekelöf, et celle de la poésie contemporaine
française grâce àl’anthologie 19 poètes modernes français d’Erik Lindegren et Ilmar Laaban. Ses premiers poèmes se firent remarquer par l’usage original de la métaphore, tout en étant très ouverts au milieu naturel. C’est cette conjonction d’une écriture volontiers onirique et d’une attention accordée aux choses les plus simples qui surprend àla lecture de sa poésie. Comme le remarque lui-même Tranströmer : « En fait, je n’invente jamais rien. Et je ne mens jamais àpropos de l’environnement du poème.  »

C’est un fait que chaque poème de Tranströmer est fortement situé. Ce qui n’empêche pas le sentiment que peut avoir le lecteur d’être toujours dans un espace inédit, parfois imaginé. Le fait que les lieux soient parfois nombreux (le poète a beaucoup voyagé) donne l’impression que les différents espaces et temps se télescopent ou se répondent.

Il faut aussi citer un passage de la brillante étude de Renaud Ego dans le volume poésie / Gallimard, étude intitulée « Le parti pris des situations de Tomas Tranströmer  » :

« En 1926, Werner Heisenberg a défini sous le titre de "Principe d’incertitude" un théorème majeur de la physique quantique : en substance, il expliquait qu’on ne peut connaître simultanément la position et la trajectoire d’une particule ; en effet, pour mesurer la position d’une particule, il faut l’éclairer, et ce faisant, l’énergie même infime dégagée par les photons lumineux modifie sa trajectoire. La portée de ce théorème est immense, car il démontre que l’observation crée la réalité. [...] Ce "flou quantique" - que l’on nommerait mieux, appliqué àla réalité macroscopique, "incertitude mentale" -, Tomas Tranströmer en a l’intuition lorsqu’il se décrit lui-même en 1989, soit àcinquante-huit ans, comme "Un espace de temps / de quelques minutes de long / de cinquante-huit ans de large". [...] Mais il tire aussi les conséquences de cette incertitude : si le réel surgit seulement dans le miroir d’une subjectivité qui se métamorphose elle-même, alors le monde objectif cesse. Seules demeurent possibles des situations transitoires, celles où la rencontre instantanée de l’être avec le monde redéfinit toujours les conditions de leur dialogue.  »

Il se produit ainsi sans cesse une « métamorphose dont le poème est la forme  », chaque poème exprimant des circonstances précises, forcément instables, dans lesquelles, àun moment donné, une rencontre entre l’homme et son environnement a lieu.


extrait : Thomas Tranströmer / Baltiques, I

C’était avant le temps des poteaux télégraphiques.

Mon grand-père était jeune pilote côtier. Il inscrivait dans son carnet les bateaux qu’il pilotait —
noms, destinations, tirants d’eau.
Quelques exemples de 1884 :
Vap. Tiger Capit. Rowan 16 pieds Hull Gefle Furusund
Brick Ocean Capit. Andersen 8 pieds Sandefjord Hernösand Furusund Vap. St Pettersburg Capit. Libenberg 11 pieds StettinLibau Sandhamm

Il les amenait jusque dans la Baltique, àtravers cet extraordinaire dédale d’îles et d’eau.
Et ceux qui se rencontraient àbord et se laissaient porter, quelques heures ou quelques jours, par la même carcasse,
àquel point faisaient-ils connaissance ?
Dialogues en anglais mal orthographié, entente et mésentente mais si peu de mensonges conscients.

À quel point faisaient-ils connaissance ?

Quand la brume était épaisse : visibilité réduite, vitesse limitée. D’une enjambée, la
presqu’île sortait de l’invisible et se tenait àproximité.

Un beuglement toutes les deux minutes. Les yeux lisaient droits dans l’invisible.

(Avait-il le dédale en tête ?)

Les minutes passaient.

Les fonds et les îlots remémorés comme des psaumes.

Et cette sensation d’être « làet nulle part ailleurs  » qu’il fallait conserver, comme lorsqu’on porte un vase rempli jusqu’àras bord et qu’on ne doit rien renverser.

Un regard jeté dans la salle des machines.

La machine compound, aussi robuste que le cÅ“ur humain, travaillait avec des gestes délicatement élastiques, acrobates d’acier, et des parfums montaient comme d’une cuisine.

27 mars 2015
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