Bernard Comment, grutier de phrase

« De nombreux enfants accompagnés de leurs parents ou parfois de leur père seulement revenaient des jardins publics, il a fait beau aujourd’hui, une journée presque printanière, et la foule s’écoulait le long des boulevards, j’ai pensé au petit, à sa façon de me passer les bras autour du cou quand il sortait du bain et me mouillait toute ma chemise, il riait, c’est une farce, il répétait, c’est une farce, c’est cela qui fascine le plus chez les enfants, leur corps réduit , leur dimension en devenir, on les porte, ils sont transitoires, on ne sait pas ce qu’ils seront et feront plus tard, ils ont un infini potentiel en eux qui va se réduire et se préciser à chaque carrefour, après ce sont des adultes presque comme les autres, on entretient des rapports d’amitié, une amitié tendre, mais ce n’est plus la même chose, j’en ai la conviction, ça ne peut pas l’être, une question de proportions, bien sûr un adulte est pris dans le vieillissement progressif, il évolue, se transforme dans l’âge, cependant il a acquis sa taille, un mot terrible, la taille, on y sent la coupe, la découpe, le prélèvement aussi, taillable et corvéable, il y a la taille verticale, l’élévation d’un corps, et la taille horizontale pour la partie la plus resserrée du tronc, tour de taille, taille de guêpe comme celle de Louise qui semble si jeune et presque adolescente malgré ses trente ans bien frappés, mais tailler c’est encore et toujours élaguer, les jeunes pousses vont dans tous les sens, elles produisent des surgeons, et portent en elles tous les rêves du monde, tandis que la taille adulte inspire, une idée d’achèvement, de renonciation, qu’on le veuille ou non un fils ne s’aime pas de la même façon quand il est encore petit, en devenir, ou quand il a atteint sa maturité, et mon enfant qui n’est pas le mien et l’est peut-être me manque pour cela qu’il disparaît chaque jour dans des rêves ensevelis dont se charge sa seule grand-mère, le monde irait décidément mieux si on savait retrouver l’enfant qui demeure en chacun, et si chacun savait se souvenir de l’enfant qu’il fut, c’est une réflexion mièvre en ces temps cyniques, qu’importe, seule l’enfance nous console du temps, je les observais dans leur mélange de défi, d’étonnement, de désirs inassouvis, de provocations narquoises, de peurs aussi, les enfants sont habités par la peur, qui n’est cependant pas identique à celle des adultes, plus concrète celle-ci, plus précautionneuse, les enfants ont peur que la vie ne leur donne pas ce qu’ils attendent, ou pas assez vite, ou pas comme ils voudraient, c’est pour cela qu’ils sont imprévisibles, ils devinent qu’on veut les rouler, les tailler, et ils résistent, le soigneur du grand aquarium m’a bien expliqué que les poissons, eux s’adaptent aux dimensions de leur enclos, voilà pourquoi les requins y demeurent de taille moyenne, voire modeste, et qu’ils sont ensuite donnés à des institutions mieux équipées où ils pourront prendre leur plein essor, (...) »

Bernard Comment

La phrase est longue, elle court au point qu’on a dû ici la couper : lisez « un poisson hors de l’eau », roman de Bernard Comment paru au Seuil, chez Fictions et Cie, pour en saisir la suite et la continuité. La phrase y est longue oui, et ample, prolixe, volontiers digressive. Phrases enchâssées font récit et vision, elles sont les éléments, éléments constitutifs, d’une voix désenchantée (« il riait, c’est une farce, il répétait, c’est une farce, c’est cela qui fascine le plus chez les enfants, leur corps réduit, leur dimension en devenir, on les porte, ils sont transitoires, on ne sait pas ce qu’ils seront et feront plus tard, ils ont un infini potentiel en eux qui va se réduire et se préciser à chaque carrefour, »).

Au milieu des centaines d’autres titres de la rentrée (qui nous fatigue), ce livre de Bernard Comment a fait couler beaucoup moins d’encre que sa nomination au poste de directeur de la collection Fictions et Cie ? et c’est bien dommage pour les lecteurs car ce qui devrait primer, c’est le livre (et les phrases qui le font). Lisez donc Un poisson hors de l’eau, vous y dévalerez également de très beaux arpents de phrases à propos de sauces (du travail du temps, donc), de grues (des effets de la perspective, donc), et, d’une façon peut-être plus voilée, de politique. (Du temps, donc, et de la perspective).

16 décembre 2004
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