Jean-Gabriel Cosculluela : La nuidité

LA NUIDITÉ

Dans ce numéro d’Automne 2005, lire aussi Stèle du seul encore.


À Jacques Clerc

« Cette forme profonde, vraie, intérieure...
celle dont on ne peut plus dire qu’elle met
la matière en ordre, parce qu’elle
l’imprègne  »

Hugo von Hofmannsthal

« Images malgré tout »
Georges Didi-Huberman

C’est insupportable àla fin. Ce manque d’espace. Ce manque de temps. À la fin.
Restent toujours quelques mots, reste toujours peu, et ce peu suffit, ce sont des « images malgré tout  ». C‘est inimaginable, c’est imaginal de sculpter, de graver, de penser : àla fin. De risquer le simple, de risquer le dépouillé, de risquer le nu : àla fin. C’est une leçon de mémoire. Même un seul mot. Même une seule image. La stèle, dans la tombée de chaque angle, du ciel au sol, du sol au ciel, dans la tombée de l’air, est une seule image. Làoù il y eut un corps, puis un àun des corps, sans qu’il y eut longtemps, par lâcheté, un seul mot, une seule image pour un seul corps, Jacques Clerc dresse une stèle, et dans chaque angle de chaque stèle, les matières gardent l’oubli par une voix profonde

Car Jacques Clerc donne la voix au simple, au dépouillé, au nu. Il refuse la boursouflure, l’outrance, la profusion.

Ne serait-ce donc que cela, simple, dépouillé, nu, aujourd’hui dans une chapelle, ne serait-ce qu’une stèle, ne serait-ce donc que cette forme verticale et profonde.
Celui qui regarde une stèle , puis une autre stèle doit prendre garde àcette forme qui donne la voix au manque, àla mort .

Dans la proximité du manque, de la mort, la stèle de Jacques Clerc tient aux mots, àl’acier, au bois ; ces matières - et les mots sont des matières- s’accordent ànommer immédiatement et pour longtemps le feu avec le froid, chaque feu avec chaque froid, chaque feu avec l’effroi ; me viennent d’autres mots : « feu le feu  », « l’univers voué àmourir sans cesse pour ne pas mourir  » [1].

Celui qui regarde chaque stèle doit prendre garde au peu.

Avec les yeux, les mains, le sculpteur se précipite dans le manque, dans le risque, dans la mort.

La perte de mémoire n’est pas l’oubli, mais la boursouflure, l’outrance, la profusion.

Cela, Jacques Clerc le sait, qui ne retient que le peu, simple, dépouillé et nu, lorsqu’ indéfectiblement il tend l’espace dans l’espace qui nous manque, lorsqu’ indéfectiblement il tend le temps dans le temps qui nous manque.

Le sculpteur dépayse littéralement la sculpture avec les mots, il en fait une proposition de silence. Il écrit la sculpture àmême le sol, l’air, le ciel, et leur espace, et leur temps. Il sait pertinemment que « ce n’est pas facile de rendre les mots silencieux  » [2]. C’est ainsi que la stèle prend l’oubli.

La stèle se tient dans l’arrachement, la douleur, et dans l’attente de la mémoire

« Une voix de fin silence  » [3], nous la reconnaissons au bas de la stèle, àla limite de la sculpture - Jacques Clerc est sculpteur àla limite de la sculpture -. En témoigne chaque angle dans sa tombée, dans sa lumière, même obscure.

Cette tombée (sol, air, ciel, bois, acier, mots) est une reconnaissance.
Et la stèle s’y heurte àl’inconnaissance, au sacré . Lorsque Jacques Clerc rend les mots au silence, il touche (à) cette inconnaissance, (à) ce sacré, àce que je nomme
nuidité.

La nuit est le nom de ces ombres tenues en une seule ombre, serrées en une seule stèle, la nudité est encore le nom de ces ombres tenues en une seule ombre, serrées en une seule stèle.

La nuit est l’angle de la lumière dans le peu, la nudité est encore l’angle de la lumière dans le peu.

La nuidité.

Juillet - Septembre 2004

***

« Voir est un acte ; l’Å“il voit comme la main prend  »
Paul Nougé

« ... sous les yeux : parole àmême l’oubli.  »
André Du Bouchet

Jacques Clerc sculpte, grave làoù l’enregistrement de la voix ou l’acte photographique fait défaut. Il esseule la douleur du mot, de l’image et du rythme. La stèle prend la forme du repentir : l’espace et le temps s’y creusent sans cesse.

Dans la chapelle, reste ce sacré simple, dépouillé, nu, ce sacré où revient le voir.

Reste ce sacré où la stèle insiste ; insistere, s’appuie sur la perte de la mémoire, où la stèle existe, ex-sistere, existe au-dehors de toute scène, sans appui.

Rien n’est représenté que la présence, comme sur ces quatre photographies risquées prises par un Sonderkommando àAuschwitz.

Jacques Clerc esseule la douleur du mot, de l’image et du rythme, dans l’intervalle d’un silence, et sous les yeux, il prend l’oubli. Il n’oublie pas. C’est la nuit et le nu d’une reconnaissance.

La nuidité.

Novembre 2004


Illustration : L’Un, suite de stèles en acier patiné (35-50 cm), 1999, de Jacques Clerc.

10 octobre 2005
T T+

[1Michèle Ramond

[2Jean-Marie Gustave Le Clézio

[3Roger Laporte