Stéphanie Marchais / C'est mon jour d'indépendance

 

 
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créé par l'auteur lors des Mots d'auteur à Nîmes en juillet 2004, C'est mon jour d'indépendance a été récemment diffusé par France Culture, précédé d'un entretien avec Arnaud Laporte : lorsque des acteurs de théâtre écrivent leur propre matériau, le rapport au corps et à la voix qui s'en induit peut-il définir un espace neuf, qui déplace symétriquement la tradition littéraire comme les habitudes théâtrales? A écouter Stéphanie Marchais dire ce texte, c'est l'impression qu'on en avait... Dans ma cuisine je t'attends vient d'être édité à l'Avant-Scène Théâtre. FB

le texte ci-dessous est le premier tiers de C'est mon jour d'indépendance.

Stéphanie Marchais est née à Nantes en 1970. En même temps que des études classiques, elle y suit les cours du Conservatoire d’Art Dramatique. Puis elle s’installe à Paris, où parallèlement à ses activités de comédienne et toutes sortes de métiers – de vendeuse de chaussures (1 jour !) caissière (3mois) à standardiste (par ci par là) et fée pour goûters d’anniversaire - , elle commence à écrire pour le théâtre, dans l’espoir de se donner elle-même les rôles qu’on ne lui confie pas.
Elle est l’auteur de plusieurs pièces, dont
La femme qui court – éditions du Laquet – C’est mon jour d’indépendance – ce texte a été diffusé sur France Culture le 12 octobre 2004, enregistré à Nîmes dans le cadre de Mots d’auteurs / Texte nu – Elle a également écrit Dans ma cuisine je t’attends, pièce lue au Théâtre du Rond-Point, également diffusée sur France Culture en juin 2004, et éditée à L’Avant-Scène Théâtre.
Son travail reçoit le soutien du Ministère de la Culture (DMDTS) et du Centre National du Livre. Elle est en résidence d’écriture à la Chartreuse (Centre National des Ecritures du Spectacle) à Avignon, en novembre et décembre prochains.

 

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Une plage.
Pas une de ces plages plantée de cocotiers avec du sable en poudre pour les publicités, non…
Une plage. Toute simple. Mais un peu sauvage quand même.
Une dune aussi, ça peut servir.
Un sac de supermarché en plastique. Un plaid.
Le dictionnaire.
Un seau, des pelles et des râteaux.
( Un château facultatif grignoté par les vagues, si le metteur en scène a aimé en faire quand il était petit.)
Un tronc d’arbre blanchi échoué sur le bord.

Et puis deux femmes devant la mer.

La plus âgée est enveloppée dans un ciré marin trop grand pour elle.
L’autre l’aide à s’adosser confortablement au flanc de la dune.
La première s’assoupit, tandis que l’autre achève de la boutonner.
Vent.
Fin de journée.
Le soleil tombe
La femme la plus jeune c’est Angèle.
Elle parlera quand il sera temps, puis se taira net quand le moment sera venu.
Avec elle c’est ainsi.
Pour l’instant elle ne dit rien. Elle couve. Elle regarde sa compagne sombrer dans le sommeil.

Angèle – Un jour Madame, elle ne devra plus rien à personne Angèle elle aura payé sa dette et pourra enfin vivre sa vie.

Un jour Madame elle poussera sa mère dehors avec toutes ses miettes et ses vérités même à 95 ans s’il le faut y’a pas d’âge pour faire ses poussières.

Un jour elle ne sera plus empêchée Angèle et fera ses valises sans prévenir personne rien pas une carte postale non mais !

J’étais une enfant calme et unique savez-vous qui lisait beaucoup et parlait à ses poupées.

Mes filles je ne les coiffais pas je ne les vêtissais pas je ne les bisouillais pas mais je les tapais dans les coins du lit exprès pour les abîmer. Après je les soignais et les bandais à l’endroit du cœur c’est tendre et frais.

J’aurais voulu être chirurgienne pour réparer les gens en morceaux mais j’avais pas les capacités a dit ma mère j’étais pas bien douée a dit Thérèse qui savait ce qu’elle disait alors à la place j’ai fait aide-soignante c’est pas mal non plus niveau dextérité j’ai pas mon pareil pour trouver une belle veine mais zut à la fin ça n’a pas le même prestige que chirurgienne socialement parlant !

Ca m’aurait bien plu quand même quand j’y pense mais j’avais pas les capacités a dit maman alors on finit par devenir les mots définitifs qu’on vous répète sans cesse et c’est bien chagrinant d’être trahie par sa langue maternelle…

J’ai soif.

C’est mon jour d’indépendance aujourd’hui je suis lasse et j’ai soif.

Offrez moi à boire Madame vous permettez je m’assois parce que je fatigue debout toute la journée à faire des piqûres et des prises …

Visionner d’la fesse.

Un martini blanc.

C’est bien rafraîchissant ça s’avale comme l’orgeat de ma grand-mère l’été sous le parasol je croquais les glaçons j’avais mal aux dents je rigolais en tirant ma langue toute piquée de points blancs.

Thérèse me disputait. Elle tape dans les boîtes celle là elle disait et moi je répondais - j’avais de la répartie à cette époque parce que j’étais jeune et sans peur .

Sacrée Thérèse non mais !

Elle sort une bouteille du sac et boit.

Remettez moi donc un autre Martini et soyez bien gentille de le payer avec vos sous, je suis partie si vite j’ai rien emporté pas même ma carte de groupe sanguin ma brosse à poils durs pour masser le cuir chevelu comme ils disent à la télé ou une culotte propre au cas où il m’arriverait quelque chose.

Faut être présentable pour visiter les vieux non mais question dignité j’ai beau pas avoir les capacités côté pur je m’y connais !

Tiens donc venez y voir un jour Madame la douche de Chut Chut c’est mon fils passée à la javel si elle est pas toute blanche immaculée impeccable white comme la robe d’une communiante !

Chut c’est mon fils point.

J’en reprendrais bien un autre mais c’est un peu gênant j’ai pas de monnaie vous avez de la monnaie ?

Je vous dis vous comme ça on bouscule pas vos habitudes on est plus dans votre chambre à tapisserie fichue quand même et c’est la perte des repères quand même !

Je bois jamais d’habitude c’est sûrement la chaleur ou mon jour d’indépendance qui me fouette l’intérieur…

Vous êtes bien généreuse merci bien ça détend l’alcool et ça engage la causette ça fait une trotte que j’avais pas donné de la langue comme ça.

Elle boit.

Avec mes petits vieux mes fidèles abonnés c’est tout le contraire y me racontent leurs petites douleurs et moi j’écoute et je prends leur tension toute collante de souvenirs et je veille à ce qu’y avalent leurs médicaments pour le cœur.

Je les mouche aussi quelques fois, le malheur ça rend beaucoup d’eau.

Je dis que les maisons des citadins sont des tombeaux et que tu peux mourir de solitude rongé par les vers et les regrets pauvre souche inutile avant qu’une âme un peu gentille sonne à ta porte.

Même le facteur t’a oublié et ton serin ne chante plus.

C’est pourquoi mes petits vieux mes blancs seigneurs je les entoure et les réchauffe comme les enfants volubiles que j’ai pas eus parce que si tu passes une journée sans tendresse la misère est jamais loin tu sais jamais loin et la vieillesse c’est chargé côté mélancolie.

Avec tous les regrets qu’il a accumulé le troisième âge il en est tout enflé qu’on pourrait bâtir un blokhaus de tous ses remords et ses plaintes.

Je vais les voir les mamies les grands-pères et je me débrouille j’étends la piqûre pour qu’elle dure le temps d’une confession avec le café les gâteaux secs réservés dans la boîte en fer carrée.

Je fais un brin de ménage pendant qu’y déroulent la bobine usée de tout ce qu’y z’ont pas dit pas fait ou de tout ce qu’y aimeraient accomplir encore parce qu’y z’en ont des rêves les vieux faut pas croire coincés entre le buffet ciré la même soupe au poireau et le napperon d’dentelle.

J’en ai presque honte moi qui suis si empêchée sans espoir ni perspective ni rien. Peut être bien que je vous ennuie avec mes histoires dépareillées Madame ne vous gênez pas pour me le dire.

Ma vie est tellement vide. Je fais ce que je peux j’agis faut bien mais j’ai pas le désir tant Thérèse me dépossède.

T’as pas les capacités qu’elle me répète, peut être qu’elle dit vrai mais c’est pas une raison pour la sortir à tout bout de champ sa phrase définitive !

J’aurais préféré qu’elle mente tout sauf la vérité.

Les mamans donnent dans le faux par amour t’es beau mon fils t’es belle ma fille t’es la plus intelligente de toute la planète mon fils l’Bon Dieu t’a bien doté merci Jésus tu seras un homme et un autre jour champion du monde.

Je suis pas un génie mais je suis pas rien quand même non y’a personne pour me rassurer un peu ?

Mais croyez vous qu’elle me fasse ce plaisir là Thérèse pas d’illusion elle est plus cassante que ses dents de plâtre.

S’il te plait tout sauf la vérité toute nue maman.

Vous z’auriez pas une cigarette dites voir Madame y faut que je m’occupe les doigts ?

Je fume pas je sais pas Thérèse aurait pas aimé apprenez moi.

Au diable ma reine de mère j’ai bien le droit quand même! C’est mon jour d’indépendance aujourd’hui.

Mais je suis dans un état de mouillure totale ça me ressemble pas !..

Si j’osais j’enverrais tout le passé le présent le futur dans la figure de Thérèse avec ses miettes et ses vérités mais j’ai pas le courage c’est bien ça qui me crève ou la transpiration avancée.

J’ai bien honte sous ma blouse de parler comme ça tout droit j’ai plus l’habitude surtout avec les hommes. Ca fait 20 ans j’ai oublié. Non t’as pas oublié Angèle vu que Chut est arrivé après. Je lui en ai voulu au petit de s’annoncer comme ça triomphalement. J’étais si grosse que j’en pétais mes robes.

Chut mon petit sois plus discret t’es pas le fils du prince Charles. Ah ça non ! Parce que le Jérôme on peut pas dire qu’il a la classe ah non ! il a pas non plus demandé son reste quand il a vu mon ventre envolé le pubère ! fini Angèle viens te promener y’a du soleil mets ta main là je vais t’embrasser y fait bon dans les blés.

A 15 ans j’étais grosse.

Et Thérèse qui pointe son doigt à l’alliance dorée vers l’amour : c’est quoi ça ? qu’elle a fait à ma proéminence. Pourquoi que tu te montrais autant Chut ?

On aurait pu être au chaud encore quelques mois de plus tous les deux c’est ta faute ma galoche. Eh bien non il a fallu que tu t’imposes.

Avec mon gros ballon c’est rien maman j’ai fait c’est Jérôme quand y me touche un peu je gonfle c’est nerveux l’aérophagie ça va passer…

Dehors ! Qu’elle m’a dit c’est qui le petit pisseux qui t’a fait ça elle tape dans toutes les boîtes celle là alors ! Oui mais moi ça me fait sortir de jolis petits cris de violon insouciant que j’ai pensé mais pas dit.- J’suis une fille d’intérieur.

Dehors !

Et me voilà à 15 ans hors des murs avec une bombe dans le ventre.

C’est ta faute aussi Chut t’as pas été discret.

Tu t’es bien rattrapé depuis tu parles pas j’en demandais pas tant pourquoi que tu dis pas maman ?

Pourquoi ton corps déborde comme ça de tes vêtements ?

Je suis cassée je vous dis Madame savez-vous ?

Elle boit.

Chut tu es ma plus belle erreur je t’en veux pas au fond tu es même bien affectueux mais pourquoi que tu fais silence?

C’est pas humain un petit gars comme toi si gros qui ne dit mot qu’en pensez vous ?

C’en est presque indécent oui oui vu qu’aujourd’hui c’est mon jour d’indépendance et je cause pour deux je vous embête pas au moins parce que dites je suis pas comme ça du lundi au dimanche.

Je ruisselle de partout !

J’aurais du mettre mon imper pareil que vous et ma capote dessus ma blouse pourquoi je suis partie sans rien vous avez des enfants des normaux je veux dire ?

J’aime pas la sauvagerie.

C’est l’invécu qui rend la mort menaçante parce que faut pas croire moi je dis que mourir est à la portée du premier imbécile venu je dis pas ça pour vous mais c’est vivre qui demande du courage.

Elle a trouvé un mégot sur le sable, et le fume.

C’est difficile la vie d’famille…

Ca vous gêne la fumée peut être ? Je vais me mettre dans le sens du vent eh dis donc j’apprends vite !

Parce que pour le courage il en était pourvu mon père lui qui passait sa vie à faire les mauvais choix à cause qu’il était trop bon trop con.

Faut dire qu’il en fallait du brave pour rester debout devant Thérèse qui disait bien haut pour que les voisins entendent qu’il avait pas d’ambition pas ça.

Mon père…Mon bonhomme…

Non mais Simon c’était quelqu’un. Il voulait faire médecin et s’occuper du corps mais c’était l’aîné il avait le sens du devoir trop développé alors il a pris la suite et s’est retrouvé entrepreneur général du bâtiment.

Moi j’étais fière c’est un beau titre et ça en impose mais quand même question pédagogie le stéthoscope - avec un h c’est du grec - lui allait mieux que la truelle je suis sûre parce que côté ambition celle de ma mère elle était tonitruante mais dépassait pas le bout de ses doigts rouges qu’elle battait dans l’air avec de grands gestes comme des gifles immenses pour que le vernis sèche.

C’est le dimanche des rameaux qu’il est mort Simon.

Il nous a bien surpris, on s’y attendait pas mais alors pas du tout.

C’est la vitesse qui m’a prise de court oui Madame et c’est pour ça que j’en finis pas d’égrener mon chagrin, c’est venu si vite et les mouchoirs ça suffit pas pour éponger un deuil.

C’est difficile la vie d’famille.

Il y a des petits bonheurs heureusement dans mes moments de rien de ces miracles dérisoires c’est de Lui ce mot là qui font d’une journée banale un repas de Noël à cause que tout le monde s’entend bien est heureux d’être là et d’offrir son cadeau entouré de beau papier et de frisettes crépitantes.

Mais c’est un rêve tout ça Noël on faisait pas vu que seul le dictionnaire fréquente ma vie secrète sur la table de nuit à côté de télé z et du dentier de Thérèse y’me fait peur ce machin là à nager méchamment dans son verre qu’on dirait un tueur.

Mais le Robert c’est ma beauté mon voyage en privé. Ferme tes yeux Angèle mets le doigt sur un mot et apprends le bien par cœur pour que l’histoire se déroule. J’en ai pour toute la nuit !

Et allez donc je suis pas peu fière quand j’en ai l’opportunité - saisissez la finesse - de le replacer mine de rien dans la conversation.

Les collègues s’interrogent, les mots ça rend plus riche plus délicat y’a pas à dire la culture c’est une belle invention pour supporter le monde.

J’avais des lunettes quelque part vous seriez pas dessus Madame excusez-moi ?…

Thérèse se dépêche de dépenser les économies que Simon a transpiré à faire pour qu’il me reste rien même qu’elle est de plus en plus riche, avant elle portait que des vestes unies et maintenant elles sont à carreaux alors !

Mon père m’a légué son goût pour la dignité c’est pas peu et son sens du devoir ça je m’en serais bien passée de cet embêtement là, c’est par devoir que j’ai dit oui à Thérèse quand elle a voulu s’installer chez moi avec Rosy - Rosy c’est son caniche - à cause d’une mauvaise chute dans ses escaliers qu’elle disait.

Elle voulait plus rester seule dans sa grande maison au parquet lustré depuis la mort de mon père et de ses vertèbres démis qu’elle disait.

Mon œil Thérèse elle est plus charpentée que moi dans ses robes moulantes et ses petits bas de soie !

J’suis plus trapue d’accord c’est depuis l’accouchement y m’est resté du gras et un tas d’embêtements mais faut voir comment qu’elle casse les noix rien qu’avec ses dents ! Prends une pince je lui dis pensez vous ! Elle ouvre grand sa bouche et met du rouge à lèvres plein les coquilles.

Moi j’aime les hommes aventuriers un brin poilus enfin je les aimais un peu mal rasés parce que c’est du passé tout ça, je suis la cause de la mort de mon père qu’elle me répète ma mère depuis mes 15 ans et à force d’entendre les mêmes mots chaque jour je suis devenue une cause à moi toute seule.

Même que ça me fait rougir malgré que je veuille plaire à personne, ça me déclenche de l’eczéma vous voulez voir ?

Ayez pas peur c’est du type sec moins repoussant mais ça démange pareil.

Bon tant pis j’ai beau pas avoir les capacités je sais bien d’où ça vient cette maladie c’est la peau qui s’exprime qui dit son mal à sa façon comme un grand volcan étouffé qui cogne sous sa croûte ma peau elle est vilaine.

Le Jérôme aussi me piquait quand y m’embrassait le dedans j’aimais bien ça non c’est du mensonge j’ai oublié c’est du passé.

Ca fait trop de dimanches depuis celui d’Avril.

© Stéphanie Marchais