Anne Bihan / Loin d'Avignon
une lecture de Nicolas Kurtovitch au Centre d'art de Nouméa

 

 
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à Nouméa, le Centre d'art, installé dans l'ancienne prison du tribunal

Théâtre de l’Ile : du bagne à la culture
Construit en 1875, le bâtiment qui abrite aujourd’hui le Théâtre de l’Ile devait à l’origine devenir un lieu de culte pour les bagnards. Mais faute d’être consacré à cette mission voulue comme un sauvetage des âmes des déportés et transportés, le lieu fut utilisé à partir de 1886 comme magasin de vivres pour l’administration pénitentiaire, puis à partir de 1930 comme lieu d’élevage de... vers à soie, salle de bal et enfin centre de regroupement des prisonniers en 1940.
C’est en 1970 qu’une première rénovation le transforme en salle de cinéma et de spectacle. Et en septembre 2000 seulement qu’il devient, après plusieurs saisons de préfiguration, le Théâtre de l’Ile, doté d’une jauge de 354 places, en mesure d’accueillir aussi bien des créations locales en danse et théâtre que des spectacles venus de l’extérieur.
C’est là qu’a eu lieu en juillet 2004 la création, sur une mise en scène de Maryse Courbet, de l’adaptation de Une journée particulière d’après Ettore Scola.

pour découvrir Nicolas Kurtovitch : Une Vie et Ouessant Haïbun, deux inédits

cette page a été préparée par Anne Bihan

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Le Théâtre de l'Ile à Nouméa, sur l'île Nou, et le Centre d'art, dans l'ancienne prison.

Loin d’Avignon
par Anne Bihan

 


Dans l'ancienne prison du tribunal de Nouméa, Yves Borrini (compagnie Le Bruit des Hommes) lit Nicolas Kurtovitch, accompagné par Jonathan Kurtovitch

C’est l’hiver. C’est dehors devant les lourdes portes des prisons d’un ancien tribunal. Dans une ville bloquée par une grève générale à laquelle on ne comprend pas grand chose.

Une trentaine de chaises penchent jusqu’à ce que le poids du spectateur enfoncent les quatre pieds dans le gravier de la cour. Certaines resteront penchées.

Il y a une simple estrade posée à même le sol. La lumière donne tout en haut des murs à travers les ouvertures munies de barreaux d’anciennes cellules.

Des silhouettes se glisseront tout à l’heure derrière la voix du lecteur parce qu’il sera temps de rentrer chez soi. Il n’y a plus de prisonniers. Les cellules abritent des bureaux d’association. Des salles de répétition. Une petite camionnette d’entreprise est de reste sous le porche. Les travaux de réfection en cours visent à rendre les lieux plus fonctionnels. Du thé chaud circule. Je l’ai dit c’est l’hiver. Le calendrier, qui ne sait toujours rien du climat tropical, qui ne connaît que quatre saisons, l’indique depuis le 21 juin. Il fait nuit de bonne heure plus encore que l’été. Ici l’allongement des jours n’est jamais une conquête. Tout juste une fine variation d’une saison à l’autre, la chaude et la fraîche. Pas de quoi en faire une fête.

C’est loin, bien loin d’Avignon.
De l’autre côté du monde.
Nouméa. Nouvelle-Calédonie.
Yves Borrini lit Nicolas Kurtovitch.

Le premier est comédien, metteur en scène, à l’origine avec sa compagne Maryse Courbet de la compagnie Le Bruit des Hommes. Ils sont en résidence permanente dans le Var, à La Garde. Ils ont monté il y a peu Parking, puis Dehors est la ville, de François Bon.

Vous dites « antipodes ». Nous aussi. Chacun aux antipodes de l’autre.

L’autre est écrivain. Né en Nouvelle-Calédonie d’une vieille famille du pays par sa mère, Yougoslave par son père qui a quitté Sarajevo en 1945. Poète d’abord, surtout, toujours. Auteur aussi de nouvelles, de pièces de théâtre. Prix du salon du livre insulaire de Ouessant en 2003, section poésie, pour Le piéton du dharma. Ce sont des extraits de ce recueil en trois livres que lit Yves Borrini ce 3 août 2004 dans la nuit australe.

Loin, bien loin d’Avignon.

Alors monte le désir de faire savoir qu’ici quelque chose aussi peut avoir lieu. Un moment de vie minuscule. En compagnie d’un public rare, préoccupé quand même, sûrement, par cette grève dehors, mais on en parlera peu. Dans un lieu chargé d’histoire. Et tant pis si nos palais des papes sentent le bagne, si le Théâtre de poche juste en bout de l’enfilade des cellules a élu domicile dans l’ancienne salle d’audience. De toute façon, Yves Borrini a préféré la cour où rôde encore sûrement d’anciens déshonneurs, le vent du soir et quelques flambeaux plus en accord avec les mots.

Cela commence presque banalement, par un accord de guitare. Jonathan Kurtovitch, le fils, joue.

Yves Borrini est de ces hommes qui se tiennent debout dans leur regard. Force, fraternelle chaleur. La voix vient après, offerte aux mots d’un autre :
il suffit d’une présence discrète
quelques poèmes bien choisis
la position pour lire vient d’elle-même
je suis de nouveau à Montagne froide.
7 novembre 1999

Il lit les date aussi, Yves Borrini, ces marqueurs de temps comme les pas d’un piéton en quête de présence :
chapeau sale et bâton brut
océan de sable sous les doigts nus
pieds larges des nomades de récifs
quête de soleil et lignes rouges sous la peau
veines mortes être en marche sans but
sinon être là où se pose le cœur
souhaitant l’ouragan départ des imposteurs
entre dunes et lames de fond
amants du monde pour seuls compagnons
l’appel permanent marcher autour de Uluru.

Uluru. Lieu sacré des aborigènes. Ayers rock pour les Australiens d’origine européenne. Uluru qui comme Montagne froide est dans l’écriture de Nicolas Kurtovitch un espace géopoétique. Et peu importe que l’un soit dans les dépliants touristiques, l’autre pure fiction. Tous deux relèvent du même temps. Celui du rêve. Et tant pis si en vos antipodes vous ne voyez pas aussi intensément que nous cet homme « chapeau sale et bâton brut » qui marche en attendant « le départ des imposteurs ».

La voix d’Yves Borrini continue. Livre II. Le didgeridoo a pris le relais de la guitare. Paris, Poitiers, Barcelone. Au cœur du livre une prière pour guider l’âme de mon père au matin de sa mort. Pour qu’il court et saute, se libère l’enfant de Sarajevo de ce corps devenu trop lourd :
(...) prends la lumière
prends la douceur
ce qui aujourd’hui
est refusé
à tes semblables
maigres
aveugles
et tristes
prends pour eux
chère âme de mon père
le même chemin
que tu prenais quand
enfant yougoslave
enfant de forêts et de torrents
tu étais l’éclat de ta mère.

Livre III. Guitare électrique. Ode aux pauvres. Parce que « Avant le poème / il y a ce qui est / inadmissible ». Et toujours Montagne froide.

La voix d’Yves Borrini porte la colère contre tout ce qui attente à l’homme. Boue, squat, cabanes, la couverture insuffisante, l’alcool pour la survivance… Elle est loin l’image lagon bleu sable blanc de « l’île la plus proche du Paradis » placardée il fut un temps dans les couloirs du métro.

« Je le pensais, j’en suis certain après avoir entendu Yves lire ces textes. Je ne les ai pas écrits, ils se sont écrits en passant par moi », dira Nicolas Kurtovitch après le dernier accord.

Il est presque 20 h. Loin, bien loin de l’horloge d’Avignon. Cette fois le froid est tombé vraiment, pas de neige bien sûr, les tropiques tout de même. On ira partager un plat de pâtes. Et après demain, si les piquets de grève sont levés, le Théâtre de l’Ile, installée dans un ancien bâtiment du bagne sur Nouville, l’île Nou, « l’île de l’oubli », accueillera les dernières représentations de Une journée particulière, d’Ettore Scola.

Maryse Courbet en signe la mise en scène. C’est pour la rejoindre qu’Yves Borrini est venu et s’est laissé tenter à sa descente d’avion par cette soirée-lecture d’un livre aimé.

Maryse est arrivée il y a deux mois environ pour mener à son terme le projet que portent de longue date Nicole Kurtovitch, la compagne de Nicolas, et Jean-Louis Canolle, intermittents du spectacle à leur façon entre cours d’espagnol pour l’une et d’arts plastique pour l’autre. Le théâtre est chez eux une passion lointaine.

Elle leur a proposé la présence d’un troisième personnage, la jeune fille à l’oiseau, interprétée par Linda Kurtovitch, qui commence une carrière de danseuse dans une compagnie lyonnaise. Une jeune fille qui provoque, écoute, virevolte, tour à tour dans et hors d’une grande cage qui tourne. Destin, témoin, visage de l’espérance. C’est beau. C’est juste. Ça compte.
Au-delà de l’horreur, de la mort est l’oubli. Il est tué deux fois celui qui l’est sans que son existence ait laissé seulement une empreinte dans la mémoire d’un homme.

Déni, déportation, colonisation, génocide, des peuples entiers, des langues menacées de disparaître. Des paroles cherchant une voix pour les dire loin des images en quadrichromie sur papier glacé. Cherchant LEUR voix pour SE dire.

Écrire, lire, jouer, mettre en scène sont gestes de témoins.

Rome 1938, Nouméa, Sarajevo, Uluru...
Il n’est question que « d’être là ».

Toute cour où s’élève la voix d’un homme qui dit « non » à l’oubli est cour d’honneur.
Même loin, bien loin d’Avignon.

A.B.