L’homme aux télés
Il s’éveille d’une nuit sans sommeil
et saturée de rêves. Il ne tarde pas à se lever. Dans
la cuisine, il y a longtemps qu’on n’a plus cuisiné
et pour tout dire, tout est resté en l’état, depuis
ce jour-là.
S’il mange : morceaux de pain, tranches de jambon, fruits...
Rien qui se cuisine ou se pose ou se coupe, rien qui nécessite
de déranger l'absence.
S’il se lave : jeter un peu d’eau sur le corps le visage.
De toutes façons, depuis que l’ampoule au plafond de la salle
de bains a cessé d’éclairer, il ne peut plus rester,
parce que la nuit, il ne l’a plus aimée depuis toutes ces
années.
Il sort. Il longe la cité, traverse la nationale, passe sous le
pont de l’autoroute et c’est le grand parking. Carrefour ouvre
à 9 heures.
8h59. D’autres attendent qui le regardent, ne voient que le corps
maigre et voûté la barbe les longs cheveux le regard triste
affolé.
09h01. Au bout du magasin, escalator troisième étage fond
gauche : les télés. Là, les journées passent,
le regard plongé dans des images désincarnées.
Il sait bien qu’on a tout fait pour se débarrasser de lui.
On a même fait venir les flics plusieurs fois mais il ne fait rien
de mal. Sauf qu’il regarde les enfants, les petits garçons
surtout, d’un drôle d’air, et les mères se méfient
mais les flics disent :
- Tant qu’il fait rien...
Et il ferait rien. Jamais. C’est juste que ça fait tant d’années.
De toute la journée, il ne bouge presque pas ou seulement pour
détendre un peu ses jambes ou seulement, à heure fixe, pour
tirer de la poche de son pardessus la plaquette à faire crisser
sous les doigts et en arracher un cachet et l’avaler, coûte
que coûte, le faire passer par la gorge étroite et enflammée.
De tout ce temps, ses yeux ne quittent jamais les télés.
Jeudi : nocturne jusqu’à 22h00, alors rien ne l’oblige
à rentrer. Sauf à 22h00.
22h00. Il y a toujours quelqu’un pour crier de loin :
- Allez-vous-en maintenant.
Et lui, ramasse son corps usé.
Plus tard, chez lui, il essaiera d’allumer la télé
mais rien à faire, ça ne marchera pas. C’est qu’elle
est cassée depuis longtemps maintenant. Ce jour-là, celui
où la télé a cessé de fonctionner, c’était
comme mourir encore avec ce silence encore et rien à faire, il
a eu beau secouer frapper, rien à faire, seulement sortir et chercher
une télé, pas à acheter car il n’aurait pas
pu, c’est pas avec ce qu’il touche d’aides, non, pas
à acheter, juste à regarder.
Si le silence cherche à s’inviter : ouvrir grand la fenêtre
et écouter les bruits d’en bas (note : on préfèrera
l’été parce que l’été les gens
parlent plus fort).
22h17. Il pleut. Retour à la cité. Il a rencontré
Jamel et sa bande et comme d’habitude ils l’ont insulté
car ils ont peur le soir, comme des enfants (c’est la peur du noir).
Il a vu aussi une petite fille, seule, pas plus de 12 ans. La suivre des
yeux pour vérifier... C’est qu’elle est si petite.
Elle n’a pas vu les gamins mais eux, si. Si bien que lui, les a
rejoints. Il a dû marcher vite, presque courir, et ses jambes lui
font mal, sa tête se vide mais arrivé à leur hauteur,
il pose sa main sur l’épaule de Jamel.
- Lâche moi, sale ouf !
Non. Et resserrer l’étreinte sur l’épaule, épaule
d’enfant encore, de petit garçon, et dans le crâne
un chagrin si grand que Jamel recule et les autres le suivent et se moquent
un peu mais quelque chose dans leur tête baissée fait comme
du danger.
La main encore pleine de la douceur de l’épaule, l’homme
est rentré.
22h27. Il pleut. Retour à la maison. Si l’on se poste à
la fenêtre, debout mais courbé, on est là, comme plus
tôt, devant les télés.
Disputes, pleurs d’enfants, cris d’enfants, rires d’enfants,
coups de feux à la télé, disputes, explosion, musique,
passages de mobylettes, ronde de flics, disputes, autoradio, voix qu’on
entend doucement puis fort puis doucement, sirènes, loin, voitures
sur l’autoroute, coups de marteau, verre dans le vide-ordure.
01h00 du matin : plus rien. Même la pluie a cessé. Il faut
se résigner, rejoindre le tapis où se coucher la nuit parce
que du tapis on voit la fenêtre et par la fenêtre, le réverbère
toujours allumé.
01h01. Ah ! Encore un bruit. Voitures, à toute vitesse.
Qui s’arrêtent en bas. Il y en a trois et Jamel sort de la
première. C’est un beau garçon. Il lève les
yeux, rigole et lance un ordre alors aussitôt, la petite troupe
s’agite, on ouvre des bidons et comme jaillit la première
étincelle, Jamel brandit un doigt, bien haut.
Il y a un bruit comme un souffle et du souffle jaillit le feu.
L’homme à la fenêtre connaît le souffle et le
feu. Le souffle et le feu qui n’ont cessé de brûler
depuis toutes ces années.
C’est ce matin d’hiver. Elle est en retard. Elle accompagne
le petit à l’hôpital et il devrait aller avec eux mais
il est grippé alors elle dit :
- Laisse, laisse, repose toi, on se débrouillera bien.
Et le petit dit :
- Oui, papa, ça ira.
Et lui dit :
- Vous êtes sûrs ?
Parce que d’habitude, ils vont là-bas ensemble, tous les
trois et pendant tout le temps de la dialyse, ils jouent au rami. Mais
ce matin d’hiver, seulement elle et le petit sont partis.
10 minutes après, elle, au téléphone :
- Tu devrais prendre ta température, tu n’avais pas l’air
bien.
Et lui, demande où est le thermomètre et quand ils arriveront
là-bas et s’il doit éplucher quelque chose et elle
:
- Non, j’ai tout préparé, il y a juste la vaisselle
mais laisse, je la ferai.
Et puis :
- Ça glisse. C’est incroyable, ils n’ont même
pas salé.
Alors lui :
- Sois prudente, tu ne devrais pas téléphoner.
Mais elle ne répond pas, elle crie et il y a un bruit comme un
souffle et puis un grand silence.
Il lâche le téléphone et court à la fenêtre.
Il voit la fumée noire sur l’autoroute. Il pousse un cri
déchiré. Il court. Il court encore, il rejoint l’autoroute,
court encore. Il court encore encore. Il court et la peur et la fièvre
le défigurent et le feu, au loin, l’attise. Il a perdu ses
pantoufles. Il court et ses pieds brûlent.
On le retrouve sans connaissance, face au bûcher. On le soigne.
A l’hôpital, l’infirmière qui vérifiait
sa perfusion aurait dit :
- Allons, allons, n’y pensez plus.
Puis, elle aurait augmenté la dose et allumé la télé.
Jamel le regarde toujours. Les autres crient et rient. L’homme a
reculé pour ne pas suffoquer. Sans trop savoir ce qu’il fait,
il rejoint la chambre où il n’est pas entré depuis
des années. L’odeur de renfermé ne suffit pas à
y faire oublier celle des corps brûlés.
Face aux deux lits, le grand et le petit, il y a une armoire et en haut
de l’armoire, sous les pulls, une arme. Elle est là depuis
des années parce qu’il voulait pouvoir les protéger.
Il rejoint le salon où le brasier le nargue encore, semble vouloir
lui lécher le corps.
Sirènes de flics, de pompiers. Il faut faire vite. L’arme
est chargée, il la tient sans trembler. Jamel. Il le revoit enfant,
qui court et crie dans l’appartement. Il est le meilleur ami du
petit, celui qui note les cours apporte les devoirs, celui qui rit trop
fort et se cache pour pleurer.
Jamel. Comme un fils, mais vivant.
Il pourrait crier mais il n’en a pas le temps. Tant qu’il
n’est plus anesthésié, il doit en profiter. Il détourne
ses yeux du brasier puis presse l’arme sur son cœur.
L'enterrement de Léna
Sur la route, Farida met la radio, les infos, et Martha
se surprend à entendre, à écouter même, comme
si tout cela avait la plus petite importance. Farida ne parle pas alors
Martha dit :
- Trente trois mises en examen ! Rien que ça !
Et Farida, bien sûr, ne lui répond pas mais ôte un
instant sa main du volant pour la poser sur le bras près d’elle.
Par la vitre entrouverte, parce qu’il lui semble étouffer
et parce que de la buée se forme, témoin liquide et brumeux
des peurs qui veillent et étreignent, Martha voit que l’on
va encore, que l'on marche encore, que l'on avance, stoppé seulement
aux feus. Elle est avide de mots et d'idées à attraper,
à enlacer, avide de sensations, de quotidien, de petitesse à
grignoter. A la gare du Nord, la mère de Léna les attend
au bout de la file des taxis. Elle porte un simple bouquet de roses, simplement
emballé dans du papier. Elle n’est qu’un peu plus vieille
que la dernière fois. Un peu seulement. Martha sort de la voiture
et lui ouvre la portière arrière et la vieille met un peu
de temps à monter comme si elle réfléchissait à
la meilleure façon de glisser jusqu’au siège sans
tomber, sans faillir, jamais, pas une seconde. Martha se penche pour l’aider
à attraper la ceinture et l’autre dit :
- C’est bien gentil mais vous vous donnez bien de la peine.
Puis à Farida :
- Bonjour madame.
Et l’odeur de rouge à lèvres bon marché et
de mauvaise haleine mêlés saisissent Martha à la gorge
et une fois à sa place, elle prend soin de ne pas alimenter la
conversation mais avec quoi de toutes façons ?
On roule vers le quai de la Rapée et force est de constater que
même si l’on roule doucement à cause des embouteillages,
il n’y a aucun de ces effets de ralenti comme on en voit au cinéma,
pas de musique classique en fond, pas de noir et blanc, pas même
un peu de pluie circonstancielle, rien qui indique, de quelque façon
que ce soit, que l’on va là où pourtant l’on
va.
De temps à autre, un crachotis à l’arrière
et Martha dit :
- Tout va bien ?
- Oui.
Une fois tout de même.
- Comment va le papa de Léna ?
- Pas bien.
- Ah !
- Oui.
Et plus tard :
- Vous savez, il sait rien le père de Léna. Il est là,
sur son canapé. Il sait rien. C’est pas facile pour moi mais
lui, pour lui, ça va.
Et elle se tait et on sait que voilà, c’est dit.
Elles arrivent en avance. Tout est fermé. Les lourdes portes noires.
Pas de sonnette, rien. Farida propose un café. Personne ne refuse.
On ne va pas au bistrot d’en face, on lui préfère
la brasserie de l’autre coté, on traverse deux rues. Le patron
semble habitué à ceux qui viennent là, au matin,
habillés de sombre et qui prennent un café et vont aux toilettes
et repartent et lui-même n’est pas bien gai.
C’est Farida qui commande et choisit de ne pas s’asseoir à
une table mais de rester là au comptoir et Martha et la mère
de Léna se laissent faire. Aux toilettes en bas de l’escalier
ça ne sent même pas mauvais, il n’y a rien à
remarquer, rien à quoi se raccrocher. Au premier, il y a le café
qui pourrait être bon et Farida met deux sucres dans la toute petite
tasse à expresso et pour une fois Martha ne lui dit rien parce
qu’elle a vu sa montre et que dans cinq minutes ce sera l’heure
et elle ne veut pas revoir le visage de Léna. Elles repartent.
Martha voudrait se serrer tout contre Farida, se protéger du froid,
des bruits, des voitures qui patientent au feu mais elles avancent, leurs
corps distincts, séparés, parce qu’il y a la mère
de Léna qui serait trop seule si l’on était pas seules
aussi. Le fourgon est arrivé et quatre hommes en complet sombre
et chemise bleue qui regardent ailleurs.
Et puis ça y est. C’est l’heure. Avec une précision
presque inquiétante un type ouvre la porte noire sur un long couloir
comme dans un hôpital. Elles avancent. Il y a sur la droite de hautes
fenêtres et Martha n’ose demander pourquoi elles sont fermées
quand il faudrait tellement tellement d’air à respirer. Sur
la gauche, des pièces ouvertes carrées et en leur centre,
des estrades de bois et au fond, des fenêtres comme en vitrail et
une étrange lumière jaune. Une autre pièce, une autre
estrade. Une autre encore et sur l’estrade, un cercueil, le cercueil
maigre et fermé. Elle pense vite :
- Je ne verrai pas son visage, je ne verrai pas ton visage, je ne verrai
plus ton visage.
Elle pense vite pour essayer de se tromper. Un appareil électrique
diffuse une odeur agréable et Martha cherche des yeux un coin pour
vomir. La mère de Léna s’est assise, bien droite,
ses roses sur les genoux. On attend. Les pompes funèbres discutent
avec la police et avec Farida et elle dit de sa voix claire et lointaine
:
- Non, pas de bénédiction.
La mère soupire. Martha pense :
- Rachel a bien fait. Il ne fallait pas que Léa voie ça.
Pas Léa.
Et de penser à Léa, ses forces l’abandonnent, elle
approche du corps, pose ses mains sur Léna, son enveloppe de bois
dur et doux à la fois, elle parle. La mère de Léna
ne bouge pas, ne pleure pas, elle est encore et toujours derrière
sa fenêtre, comme cette autre fois, et elle voit tout ça
de loin et Léna morte ou pas, elle ne bougera pas. Martha parle
mais on ne l’entend pas, on ne la comprend pas, ses mots se font
manger dedans par les larmes qui bavent et mouillent tout comme de l’encre
sur des feuillets muets et puis elle se tait et sort et au bout du couloir
où elle croyait trouver l’air il y a la porte arrière
du fourgon comme une gueule ouverte et affamée.
Elle n’est pas là quand ils clouent le couvercle et c’est
bien parce que d’abord ils l’ajustent et ce faisant l’on
voit un peu de plastique transparent et d’instinct l’on se
rapproche du diffuseur d’odeurs parce qu’on ne sait jamais.
Le flic met les scellées et les quatre hommes à chemise
bleue s’approchent et font rouler le cercueil sur le cylindre métallique
au bout de l’estrade et le soulèvent enfin comme un rien
et c’est le couloir à l’envers et il faut bien nourrir
les gueules ouvertes et affamées.
Le fourgon démarre vite.
Dans la voiture, Farida a remis la radio. La mère demande :
- Et maintenant, où on va ?
Farida lui répond :
- Au père Lachaise pour l’incinération.
La mère soupire encore et crachote encore dans un kleenex bien
entamé. Martha pense au père Lachaise et elle ne veut pas
se retourner mais elle a cru entendre un sanglot léger et :
- Ça ma petite fille.
Sur place, on leur indique le parking et à l’accueil du crématorium,
un petit homme rond et inquiet leur explique qu’il n’y a plus
de salons, qu’elles ne pourront assister à la crémation
mais qu’elles peuvent laisser une rose à brûler avec
le cercueil et une autre dont les pétales viendront couvrir les
cendres dispersées.
La mère de Léna fait oui de la tête et tire deux roses
de son bouquet et ressort l’air presque satisfait de celui qui vient
de faire une bonne affaire. Martha regarde le type sans réagir.
Elle pense à toutes ces fleurs, ces gerbes colorées, ces
couronnes mortuaires et comme elle n’a pas pu se décider
à faire ça à Léna alors elle a juste cueilli
un coquelicot dans son jardin et elle l’a tellement écrasé
entre ses doigts tristes que les pétales de soie froissée
se sont mêlés à elle et elle ne se voit pas confier
un tel trésor à cet homme. Il dit :
- Madame, c’est mieux comme ça, croyez-moi. C’est long
deux heures, c’est trop long …
Elle ne bouge toujours pas, vaguement consciente ou peut-être même
pas.
- Voulez vous voir le jardin des souvenirs ? C’est là que
les cendres seront dispersées.
Elle ne répond pas mais elle le suit quand même. Des marches
glissantes, une allée, il claudique un peu, son bras gauche le
long du corps, le droit se balançant dangereusement, et puis ils
y sont, un peu de pelouse bien verte, bien entretenue et une pancarte
expliquant pourquoi on est invité à ne pas marcher là.
Le petit homme avance, sur l’herbe, fait le chemin qu’il fera,
le geste de la main. Il dit :
- Je peux le faire pour vous si vous n’attendez pas. Ce sera vers
16h00 – 16h15, vous pourrez y penser, c’est déjà
bien.
Elle dit :
- Non, non, je vais rester et l’emmener chez moi, elle ne restera
pas là.
Il la regarde tristement,
- Comme vous voudrez,
reprend l’allée, les marches glissantes, sa jambe droite
un peu raide traîne un peu en arrière. Martha suit sereinement,
elle ne se pose pas de questions, ni pourquoi elle ne l’avait pas
décidé avant, ni pourquoi elle l’a décidé
maintenant. Farida l’attend en haut des marches, sur le parking.
La mère de Léna s’est installée dans la voiture,
à l’arrière. Farida comprend vite, elle serre Martha
dans ses bras et prend place au volant, la mère de Léna
fait un signe de la tête et voilà ce n’était
que ça. Elle se promène un peu, repasse de temps à
autre devant le grand bâtiment blanc et voit presque le feu, le
brasier qui endort ce qui restait encore. Elle revient. Une jeune fille
brune en uniforme lui donne l’urne qui lui brûle les doigts.
Un taxi fait l’affaire. Elle est fatiguée alors elle rentre
chez elle, elle disperse les cendres dans le jardin pour qu’un peu
de Léna veille encore sur Léa, ou sur elle peut-être,
et puis elle met l’urne à la poubelle et elle va se coucher.
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