Mathias Richard / Musiques de la révolte maudite

 

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Caméras animales, une nouvelle maison d'édition

Mathias Richard est le frère de François Richard, qui figurait au précédent sommaire de notre revue. Il est né en 1974, et les musiques qu'il écoute, Deity Guns, Shatter the Myth, Ulan bator, Nine Inch Nails, Hocico, Sun Plexus, n'ont pas encore dialogué avec nos traditions écrites: "c'est pourquoi tant de musiques sauvages sont arrachées ou asséchées comme les herbes qui sortent du bitume (en premier lieu la musique des squats sacrifiés, en premier lieu tout ce qui est irréconciliable et inconsolable)", écrit-il... Raison de nous mettre à l'écoute, d'écouter ce qu'il en est pour la phrase lorsqu'elle aborde d'autres terrains sonores ou rythmiques. On propose deux extraits: Le Feu, et l'Honneur-Nuit..
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à auteur neuf, éditeur neuf: Musiques de la révolte maudite est le premier livre de Mathias Richard, et aussi le premier titre des éditions Caméras Animales.
"L’adéquation entre le livre, passionné et inclassable, et l’intention éditoriale affichée par les fondateurs de Caméras Animales semble effective. « Montrer des subjectivités inouïes, jamais vues et jamais senties. / être des machines de guerre. » Ces propositions de Félix Guattari et de Gilles Deleuze seront les leurs.
Caméras Animales 4 rue Victor Grossein 37000 TOURS
On peut leur écrire à camerasanimales via wanadoo.fr
« Musiques de la révolte maudite » de Mathias Richard. 10,50 euros (port compris pour la France)"

 

Le Feu

Il connaît l’existence de la cassette, et sait ce qui se passera si il l’enclenche. Mais il sait aussi, qu’une fois la cassette enclenchée, ce qui se passe excède sa connaissance, et que le savoir n’est rien savoir, et qu’il ne sert à rien d’en parler. Peut-être, dans une infinité de mondes parallèles, existe-t-il une infinité de variations de cette même chanson, et dans chacun de ces mondes rien n’en peut être dit. Dans les paradigmes infinis de cet univers, dans chacun d’entre eux se serait déposé le paradigme de ces quelques instants de voix retournée comme un gant, de cette tension jaune créée par des instruments, peut-être dans tel univers ce paradigme se traduit-il par des bulles, dans celui-ci par des frottements, des symphonies inouïes, des chœurs, ou dans celui-là par un silence particulier, une obscurité rythmique. D’univers, il n’y en a peut-être qu’un à connaître, et dans celui-ci ces quelques instants sont jaunes, voilés, intensément jaunes, avec une simultanéité de figements et de vitesses, ou plus exactement une lenteur planant au cœur même de la vitesse, une voix traînante dans un wagon sans frein qui dégringole d’une montagne, une tranquillité haute perchée, pâmée dans une chute si rapide qu’il ne sert plus de rien de s’en soucier. Des rails, des lignes, dans un aveuglement jaune se retournant en blanc noyant quand la voix brièvement vole sur le dos. Luminosité, chaleur accablante, lenteur infinie de trop d’accélérations accumulées, trop d’images sont additionnées pour que puisse se former la moindre image, plus d’images mais des tressautements de l’ordre de la catastrophe, du manque de prise total sur quoi que ce soit, ni la notion de destin ni celle de hasard ne peuvent rendre compte de ces scènes se succédant, ce qui ne devait pas arriver devait arriver, les gestes les plus libres et imprévus étaient les plus prévisibles. Une présence féminine doit couper ce qui la tient au monde, la vitesse des événements plonge dans le calme, on tombe, le sol se rapproche, on peut enfin respirer avec calme, les yeux chavirés dans les loopings d’une voix chaude, omniprésente, de nulle part, dérapant de la gorge à la tête, rattrapant ses glissades toujours plus in extremis, et chaque glissade rattrapée contient une glissade incontrôlée qui continue sa trajectoire hypothétique, en pointillés, dans un coin de la tête, et tous les coins de la tête sont occupés de trajectoires entremêlées, grouillement interne qui rend chaque nouvelle trajectoire réelle plus difficile à négocier, cinétique des pensées qui continuent quand elles n’ont plus lieu d’être et influent-obstruent la vision, ainsi une rue si calme s’infeste de chats noirs, dans ses pavés sourie le sang de sacrifices passés, on marche comme un félin sur le qui-vive, alors que l’instant d’avant la tête était renversée dans la lune.
Une voix d’ange, une voix chaude, désincarnée, sans âge, du miel lumineux, une voix qui donne le tournis, une voix qui donne le vertige, une voix au bord de l’évanouissement, qui fait elle-même tourner de l’œil, provoque des yeux blancs ou pâmés ou malades, quand il l’entend il est perdu, il ne sait plus rien, sa bouche s’entrouvre et tout se précipite en lui, une voix perdue dans un léger halo d’écho, des soubresauts de cordes pincées, frottées, de hoquets de tambours frappés, couverts de roulements spasmodiques, épisodiques, lancinants, évoquant par instants une solennité martiale de marche militaire, parfois à peine dans le rythme.
Voix et guitare mêlées montent en une seule note, s’élèvent, et retombent violemment en trois accords lourds et rageurs. La montée recommence et s’abat à nouveau, et recommence. La tension intenable s’ouvre et se libère lancée sur des rails à pleine vitesse à travers des gares ensoleillées et abandonnées, la note monte cette fois-ci sans fin, s’abîme dans des falsettos et des élargissements concentriques, jusqu’à s’évanouir contre le butoir d’une certaine seconde.
Peut-être que, dans l’infinité des mondes, il n’en est qu’un où une telle chanson existe. Ce monde est si intense, il y existe de telles choses, elles ne se concluent en rien, elles s’intensifient, se regroupent, s’affaissent, s’éparpillent, se démultiplient, parfois l’on se trouve traversé par l’une de ces choses, qui passent et secouent tout le corps, et cela fait l’affaire d’une vie. Il peut essayer d’oublier la chanson, il peut essayer d’y répondre, mais rien d’autre que sa propre dissolution ne pourra mettre un terme à cette vibration dans laquelle il respire et se meut, à laquelle il cherche à échapper en touchant de ses doigts les murs des bâtisses, le sol des champs, vibration qu’il aime et dont il cherche à se débarrasser comme d’un amour trop fort et malaisant, comme d’un vampire et d’une chimère, cette chanson ne lui aura peut-être pourtant pas tant sucé le sang que donné le rythme de sa vie et de ses pas, un certain port de tête et un regard vague, donné quelque chose à quoi se raccrocher au cœur de certaines nuits. Il pense à la chanson plus qu’aux êtres qui l’ont générée. Il pense que ces êtres se sont trouvés là, ensemble, en un certain point, et ont produit cette chose sans tout à fait réaliser ce qu’ils faisaient. Non pas qu’il ne les imagine aussi conscients qu’il soit possible de l’être, mais qu’il est impossible de sciemment produire une chose pareille. Il lit le livret des paroles, et cela le confirme dans cette idée : les paroles qu’il lit ne sont pas celles qu’il entend, un brouillage, une distorsion sépare les deux d’une éclipse définitive. (Là où il entend “elle lui prend son corps”, il lit “elle est propre enfin”). Les êtres qui ont produit cet enregistrement ont, plus que de la musique, produit une certaine combinaison de luminosités, d’ombres et de couleurs, une certaine manière de regarder les murs et d’infléchir son corps. Des reflets dans les fumées qui sortent des respirations. L’adolescence qui ne finira jamais, le rythme, la sueur, les battements de cœur.

 

 

L’Honneur-nuit

La cité est lourde, compacte, tout pèse, ciel blanc, gris, deux lézards s’étreignent, sur une affichette A4 photocopiée, sous les gouttes d’une pluie naissante, l’affichette tient à peine, par-dessus les grandes affiches, elle tient avec un unique bout de scotch, deux lézards s’y étreignent, rien de marqué, si, en s’approchant, près de chaque lézard, quelques mots, pour le premier : Sun Plexus, pour le deuxième : Starfuckers, un coup de vent emporte l’affichette dans une flaque d’eau. Plisser les yeux pour relire en tout petit : Sun Plexus, Starfuckers. Rien d’autre. Mais celui qui s’est penché sait de quoi il s’agit : d’un concert. Le lieu est implicite, il ne peut y en avoir qu’un, la date n’est pas mentionnée, elle doit être imminente, c’est à toi d’aller chercher l’information, rien de facile, il faut savoir, ou chercher, on ne va te prendre par la main. C’est vrai qu’aujourd’hui il faut vraiment guetter, tenter la chance, pour trouver quoi que ce soit de vivant. Il suffit de se tromper de porte pour tomber sur la fête de sa vie. Perdue dans l’immensité, l’affichette achève de s’enfoncer au fond d’une flaque, en absorbant l’eau ainsi que la graine d’une plante inconnue et carnivore.
Je suis mes idées fixes en glissant au hasard, ouvre la porte des Instants Chavirés pour pénétrer une atmosphère sombre et moite, un premier groupe vient de finir de jouer et la salle est remplie de ses supporters ; bière, cigarettes, bière, cigarettes ; la luminosité s’effondre ; Sun Plexus, les trois personnes qui correspondent à ces trois syllabes, arrivent sur scène, on ne les voit pas très bien ; l’un est derrière le pilier des Instants Chavirés, s’affairant entre une guitare et un fatras électronique ; l’autre, au milieu, à genoux par terre, et donc caché par les têtes du public, émet quelques faibles sons en frottant les cordes d’une basse ; le troisième, derrière une batterie rock minimale, s’amuse avec des cassettes dans un magnéto ; l’ambiance est indianisante, répétitive, avec des voix en boucle ressassant des comptes à rebours, le son est faible, c’est pas terrible, merde, puis le bassiste se relève, il a quelque chose de bizarre dans l’œil, ses cheveux sont relevés en l’air sur les côtés, un peu à la punk, il est habillé tout en noir et ses cheveux semblent teints en doré (le Sun de Sun Plexus ?), on ne voit pas très bien malgré l’exiguïté de la salle car il n’y a pratiquement pas d’éclairage, mais l’on voit sur son t-shirt noir une chaîne en or, un rythme démarre sur une basse technoïsante à pas cher, le mec est nerveux, se déhanche, sa basse est pratiquement au sol, il joue les bras ballants les jambes arquées en se déhanchant et tirant la langue, nerveux, obscène, sans ambiguïtés, il déploie son pied de micro en équilibre maximal devant lui, à tout moment il peut tomber, dedans il fait aaah, on n’entend rien, aaah plus fort, en se déhanchant camionneur lascif, tout est symétrique, il attrape sa chaîne en or lâchant la basse un instant tenue par le cordon, sa chaîne il la met bien en rond sur le noir autour de son cou, elle brille la symétrie est importante, auréole retombée en collier, joli garrot que l’on peut resserrer pour stranguler, cercle de cérémonie, le gars est tout en arcs de cercle (les jambes arquées comme un singe, le collier), il lève les bras symétriquement courbés, croissants de lune, et au sommet de chacun de ces appendices un doigt, le majeur, jaillit, le mec s’immobilise dans cette position, tous muscles tendus, la musique s’arrête, il est crispé en train de faire des doigts d’honneur, martial, à tout ce qui l’entoure - SUN PLEXUS ! hurlent les trois d’une seule voix-, les gens applaudissent, il s’arrête, sourit, et soudain, hop, un petit doigt en douce vers le public, les gens continuent à applaudir, font comme s’ils ne le voyaient pas, ou n’en croient pas leurs yeux mais n’en rient même pas et applaudissent, la musique redémarre, elle est complètement dense, malsaine, no wave puissance dix, négation, négativité, saturation, bruits, cassures, rythme lent, hiératique, puis punk-alternatif, puis déstructuré, dissonance totale, chœurs mal accordés, voix grimaçantes, changeant complètement d’un morceau à l’autre, ici chant, ici cri, ici imitation de toon, Mickey Mouse hyperviolent, les voix de toons se répondent dans un générique de dessin animal satanique et apocalyptique, le batteur est étrange, chauve devant, chinois ou mongol, lointainement, cheveux longs et très noirs ramenés sur le sommet de la tête avec des élastiques, sourire en coin, et le chanteur-bassiste dégage quelque chose de noir, d’inimaginable, l’assistance est stupéfiée, certains s’en vont gênés, la plupart continue à applaudir sagement le mec qui leur fait des doigts dans tous les sens, entre deux notes, ou, dès qu’un autre musicien est concentré sur son instrument il lui fait en douce un gros doigt au vu et au su de tous alors que l’autre ne peut lui répondre sans arrêter la musique, dans cette pénombre hallucinante d’où ils émergent, les ombres gagnent sur la lumière, ce groupe est un champignon qui s’épanouit dans les ténèbres, je n’ai jamais vu une négation si totale, avec de l’humour pour aller encore plus loin, la grimace, et en même temps une affirmation aussi pure exprimée par le doigt d’honneur, comme un symptôme, un tic irrépressible, hop, un doigt, parfaitement accordé avec une musique jouant d’un effet maximum avec peu de moyens, de toute façon on aura compris que mon objet n’est pas la musique, mais une capacité à tordre (et à mordre), comment Sun Plexus, comment ces mecs qui jouent quelques notes de leurs instruments parviennent à leur imprimer une torsion (une morsure), et à imprimer une torsion folle sur le moment, le là-maintenant, ce qui arrive, l’ici spatio-temporel qui tout à coup n’a rien à voir avec quoi que ce soit et est dans un état de torsion maximale, on se demande si ça va casser, craquer, on le souhaite ! Noir, noir, noir, et doré, platine, rictus, ombres d’où émerge la chair, sons envahissants, apaisants, perturbés, jouissifs, simiesques, agressifs, voix spasmodiques, parodiques au point d’être inquiétantes, je suis envahi d’une joie folle, je ris, cela correspond exactement à ce que j’ai dans la tête, ils ne veulent pas bien jouer, la seule réponse à ce monde dont on ne peut attendre que des ordres, la seule réponse, l’expression la plus aboutie et précise de celle-ci ne peut être qu’un Doigt d’Honneur, et la noirceur sacrée hilarante qui s’en dégage fait palper l’ambition secrète de tout groupe rock, ici post-punk no wave (analcore old-school comme l'indique un bout de papier !), l’ambition secrète de fonder un culte, quelque chose hors de tout, souverain, bas, grimaçant et indicible, hors-humain, un culte où cracher sur soi et sur toute tentative de disciple pour mieux s’exiler de ce monde, y être vraiment et rire des cons, un culte où l’on crache pour se purifier et se révéler dans tout son grouillement, son abomination drôle à s’en décrocher la mâchoire et palpiter de rires nerveux en engloutissant des bières qui font tourner la tête jusqu’à rendre ce monde encore plus vrai, captivant à vomir, frémissant et lieu de luttes profondes. Sun Plexus joue d’ailleurs sur une dimension secte, ils distribuent des petites photos mystérieuses (bougies en train de brûler sur des grandes surfaces nues) à chacune de leurs apparitions sonores. Je souris en pensant que rarement j’aurais vu un concert, ou plutôt une chose, aussi improbable et inexprimable, que, plus que par toute notation anthropologique ou musicologique, je ne peux véritablement résumer (résumé-fleuve !) que par un Doigt d’Honneur dans les Ténèbres.