Frédérique Louché / Mille morceaux d'Angèle

Début d'un texte de fiction en quête d'éditeur. Frédérique Louché habite le Maine-et-Loire.

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"Angèle m'est venue en mille morceaux. Des voix, dans un village, le brouhaha des rumeurs, le chaos des désirs, et un enfant-proie."

Prologue

Nuit lente s’est déposée aux étoiles du bitume, scintille sous les pas le silence immobile, enjambe le coteau, mord la peau du soleil. Là-haut, juste avant les premiers carrés de vignes, l'horizon s'engourdit et dévale la colline. Mais on s’arrête avant, à la hauteur du magasin. Une façade de tuffeau blafard, trouée d’une allège vitrée. Il n’y a plus rien d’écrit, sur l’enseigne défraîchie. Ça n’est pas grave. Tout le monde connaît. C’est chez Madame Barbeau, la boulangère.
C’est grâce à elle qu’Angèle est arrivée. Grâce ou à cause, on ne sait pas encore. Angèle, pour l’instant, elle est heureuse. Ça faisait longtemps qu’elle rêvait d’un petit village. Tranquille, doux, avec une vie simple à y vivre. Et puis des gens gentils, comme Madame André, ou Philippine, ou la buraliste.
Elle voulait une maison, une vraie. Pas trop grande, parce qu’elle n’a pas l’habitude, mais avec un petit bout de jardin tout de même. Pour Ludo, c’était important, le jardin. A cause des fourmis. Elle lui avait promis une chambre pour lui tout seul, avec un lit en mezzanine. Il en était fou. Il y a des lits en mezzanine chez tous ses copains, et c’est drôlement bien, pour faire des cabanes. C’est ce qu’il disait, Ludo.
Bien sûr, ils ne connaissaient pas grand monde, tous les deux. Pas l’habitude de fréquenter les voisins. Mais c’était peut-être mieux, parce que les gens d’ici n’auraient pas aimé qu’on leur saute dessus. Sûrement qu’il leur fallait un peu de temps. Du temps, elle en avait, Angèle. Elle avait même toute la vie.
Ça sentait bon le bonheur, tout ça. Ça ne promettait pas la Lune, et heureusement : Angèle voulait juste la paix.

 

1. Bernadette Barbeau, la boulangère.


Franchement, je ne lui ai rien trouvé de spécial. Un air fatigué, peut-être. C'est tout. Angèle, elle s’appelle. Angèle comme un ange. Je me demande si ça lui va ou non.
Elle est arrivée un dimanche, le 4 mai exactement. En fin d’après-midi, sa 104 s’est garée devant la boulangerie dans un grincement sinistre. J’ai entendu de mon comptoir la crémaillère du frein à main, la portière s'est ouverte puis refermée presque aussitôt. Elle est entrée, toute fluette et blanche, avec rien sur le visage. Elle a demandé un pain moulé et deux croissants. Elle avait une voix de grive, une peau fine, sans maquillage. Elle a gardé les yeux baissés tout le temps. Quand je lui ai rendu la monnaie, elle a avisé la petite annonce. Loue appartement 2 ch., cuisine, sdb. Chauffage gaz. Centre-ville. Loyer 250 €, caution 2 mois. S’adresser à madame Barbeau.
« C’est vous, madame Barbeau ? elle a demandé. »
C’est comme cela que ça s’est fait. J’ai appelé Marcelle, la logeuse, qui a fixé rendez-vous séance tenante pour une visite. Il est juste en face, l’appartement. Pas vraiment dans le centre-ville, mais pas loin. D’abord ici, c’est pas une ville. Angèle m’a saluée, un sourire lui a glissé des lèvres. J’ai remarqué que ses yeux luisaient davantage, lorsqu’elle a quitté le magasin. Elle a déposé le pain sur le tableau de bord et a repris le volant pour se garer devant le portillon vert. Elle a coupé le contact, s’est penchée contre son pare-brise pour contempler l’immeuble, puis elle est sortie et s’est postée devant l’entrée. Le gamin a rejoint sa mère sur le trottoir. Il tenait l’un des croissants dans une main, alors elle s’est dépêchée d’épousseter les miettes, énergiquement, avec son mouchoir. Il tournait le cou pour lui échapper, me montrant sa belle petite figure ronde. Il devait avoir dans les neuf, dix ans. Un bon gamin, bien élevé, pas bruyant pour deux sous, à ce qu’on m’a dit après.
Marcelle est arrivée rapidement : c’était dimanche, elle était chez sa fille, dans le bourg. Elle a jaugé d’un coup d’œil la mère et son fils, puis elle les a fait passer devant, dans le jardin. Quand elle a désigné l’unique fenêtre du bas, j’ai compris ce qu’elle expliquait : elle louait le rez-de-chaussée à madame André, l’ancienne modiste. Ça doit faire des années qu’elle l’occupe seule, cette maison. Ça ne lui déplaît pas ; l’infirmière passe une fois par jour, Philippine livre le pain… Deux visites, ça lui suffit. A son âge, ce n’est pourtant pas prudent de vivre seule. Elle serait mieux dans une maison de retraite, mais il n’y a rien à faire : elle s’entête. Elle n’a pas encore compris qu'on n’a jamais vu personne rajeunir ! Un de ces quatre, Philippine la retrouvera sur le carreau et ça fera des histoires…
C’est ce que je me disais lorsque je les ai vus sortir, tous les trois. Ludo marchait en tête, il s’amusait à shooter dans un caillou, tout excité. Sa mère a ouvert la 104 côté passager et a rangé une enveloppe dans la boîte à gants. Sûrement le bail, à voir la tête de Marcelle. Angèle lui a serré la main avec vigueur, a fait signe à Ludo de donner un bisou. Le gamin s’est exécuté de bonne grâce avant de retourner à son caillou, qu’il a fini par empocher. Angèle a fait demi-tour dans la cour des Godefroy – elle se serait perdue dans les vignes, à continuer tout droit. En repassant devant la maison, sa voiture a fait un petit pouët ! et Ludo a agité la main.
Marcelle a vaguement répondu. Elle a traversé en me voyant dans le magasin, a fait mine de chercher son porte-monnaie et on a discuté un moment à propos de cette fille. Sûrement une divorcée, ou pire, mais qui n'avait pas l'air de chercher des histoires. Valait mieux ça qu'autre chose, ou que rien du tout. Soit disant qu'elle s'y connaît, Marcelle. Des années qu'elle loue ses maisons, alors bien sûr, des embrouilles, elle en a eu. Un quart d'heure, on a parlé. Finalement, elle ne m’a même pas pris une baguette.


2. Marcelle Thévenard, la logeuse


Ç a n’est pas dans mes habitudes, de fréquenter les filles-mères. J’ai un chic incroyable pour les repérer. Je ne suis pas ringarde, comme dit mon petit-fils, mais j’ai été élevée dans un certain respect de la famille. Du coup, elles ne m’inspirent pas, il faut bien le dire. Ça se dévergonde, ça joue les émancipées, ça fait des gosses sans réfléchir et après, ça vient pleurer. Qu'elles sont seules, que les allocations n'ont pas été versées, que le loyer sera payé, c'est sûr, mais vers le 10 ou le 12… Ca fait belle lurette que je ne me laisse plus prendre à ces jérémiades. Après tout, je ne suis pas de l'armée du Salut…
Angèle - elle a demandé que je l'appelle comme ça - n'a même pas tiqué sur le montant. En ville, elle payait presque le double depuis trois ans. J'aurais dû mettre 300, sur l'annonce. Elle n'aurait pas trouvé ça cher, et moi ça m'aurait fait un petit bonus.
Quand je suis arrivée au rendez-vous, elle était déjà là, sur le trottoir, avec l’enfant et pas de mari pour visiter. J’ai compris tout de suite. Ça ne faisait pas un pli. Encore une mère célibataire, je me suis dit. Oh, elle avait de l’allure, mais je ne m'y suis pas trompée. Ce n’est pas mon genre, de m’en laisser conter. Madame Barbeau l’avait trouvée bien mise, alors elle m’avait appelée chez Solange. Puisque que je m’étais dérangée, je n’allais pas la planter là.
Du coup, j’ai pris sur moi et j'ai ouvert le portillon avec mon mouchoir, rapport aux microbes. On ne s’est pas attardées dans le jardin, parce que j’ai remarqué qu’il n’était pas désherbé et que la mousse envahissait le crépi, au bas du mur. Elle n’a pas dû faire attention. Elle a hoché la tête lorsque je lui ai dit que la maison était séparée en deux appartements, que j’avais laissé le bas à madame André, à cause de ses jambes. La pauvre vieille n’a plus l’âge de cavaler dans les étages ; même son pain, c’est la petite Barbeau qui lui amène en rentrant de l’école. Angèle a assuré que pour ce qui était du calme, la locataire pouvait être tranquille : son fils - Ludovic, elle a précisé - son fils avait l'habitude depuis tout petit. Au moment où sa mère l’a appelé pour monter, il a froncé le haut du nez. Je ne sais pas comment il est parvenu à fabriquer cette petite grimace désolée, en accent circonflexe. Il avait retourné une grosse pierre et découvert une fourmilière. Il s’est placé face au soleil et a supplié sa mère :
« Maman, maman ! Je peux rester ? Elles courent partout, regarde. »
Elle a souri en m'expliquant que Ludo était passionné par les fourmis. Drôle d'idée. Elle lui a fait promettre de ne pas sortir du jardin et de monter lorsqu’elle l’appellerait. A la campagne, il n'y a pas de voleurs d'enfants, j'ai pensé. Ludovic a fait oui en silence et sa mère lui a envoyé un baiser du bout des doigts. Il a fait mine de l’attraper et l’a déposé sur son cœur. Elle a encore souri, puis elle m’a emboîté le pas dans la maison.
Au bout du couloir, je l’ai fait passer devant moi, parce que je voulais l’observer à ma guise, dans l’escalier. Elle marchait sur la pointe des pieds. Ses escarpins étaient propres, mais le bord des talons était usé. J'ai cru qu'elle portait des bas trop clairs, tellement ses jambes étaient blanches; en y regardant de plus près, j’ai remarqué des petits sillons veineux, par endroit. Plus tard, elle aurait des varices, c'était sûr.
« J’ai de vilaines jambes, a-t-elle commenté en surprenant mon regard. Je suis toujours debout.
- La circulation, sans doute. Vous êtes vendeuse ?
- Exactement, oui. En confection … »
Elle a dit ça d’un ton amer. Je n’ai pas osé la questionner, parce qu’elle a accéléré l’allure pour gagner le palier. Cela n’avait pas d'importance : si le marché était conclu, ses dernières fiches de paie m’en diraient davantage.
Je l’ai rejointe devant la porte de l’appartement. Le temps de chercher la clé, j’ai noté qu’elle était plutôt grande, en tous cas plus que moi. Je ne trouvais pas le passe, il y a toujours un peu de fouillis dans mon sac. Pas trop, parce que l'ordre et la propreté, chez moi, c'est sacré. Mais un peu. Elle attendait sans impatience, adossée contre le chambranle de la porte. Avec l’ongle de l’index, elle a décollé l’étiquette illisible qui s’échappait de l'étui, sur la sonnette. Je lui ai demandé :
« Votre nom, c‘est comment ?
- Angèle, elle a répondu, vous pouvez m'appeler Angèle. Sinon c’est madame Simonet.
Lorsque nous sommes entrées, elle est allée droit à la fenêtre, a ouvert les battants et s’est penchée au-dehors. Ludo était toujours en bas, le nez dans sa fourmilière. Elle l’a regardé quelques secondes, puis elle s’est tournée vers l’intérieur. Elle a posé les mains sur l'huisserie et s’est calé les fesses contre le radiateur.
« On sera bien, ici, a-t-elle murmuré comme si l’affaire était entendue. Mais l’annonce ne précisait pas que c’était meublé.
- Les chambres ne le sont pas. La literie, je trouve ça personnel. Pour ce qui est du reste, je peux faire retirer ce que vous voulez, si vous préférez installer vos meubles.
- C'est très bien, je vous remercie. Je n'en ai pas beaucoup, ça complétera."
Angèle a regardé autour d’elle avec satisfaction. Compliments, elle a dit. Elle avait l'air sincère. Il faut dire que je m'étais donné du mal pour que ça soit accueillant. Deux week-ends à poncer, un autre à rafraîchir les peintures. Il aurait fallu voir qu'elle ne soit pas contente ! Elle a enchaîné avec une pointe de gaieté :
« C’est agréable, cette fenêtre, dans la cuisine. Lumineux… La salle de bains est au bout du couloir ?
- Non, c’est à gauche, côté vignes. Il y a aussi une fenêtre. Pour se maquiller, c’est commode… »
Angèle n’a fait aucun commentaire lorsque j’ai réclamé la caution. Elle a payé immédiatement. J’ai ouvert mon carnet de reçus et je me suis appliquée à recopier l’adresse du chèque, en précisant qu'on prendrait rendez-vous pour l'état des lieux dès que les sous seraient sur mon compte. Juste une précaution, Madame Simonet. Je ne voulais pas la vexer. Elle a soulevé un sourcil et ça a dessiné la même grimace que Ludo, sur son front. Angèle, elle a répondu avec un petit sourire. Un peu familière, la locataire. J’ai souvent constaté qu’il valait mieux garder ses distances, avec eux. Parce que le jour où les ennuis arrivent, on ne sait plus s’en dépêtrer. Alors, Angèle, soit. Mais Angèle, vous. Elle s’est penchée par la fenêtre, a appelé son fils, Ludo ! Ludo... Il a obéi sans protester. Lorsqu’il est entré dans l’appartement, elle l’a accueilli en disant : Ici, c'est chez nous, Ludo.
J’ai sursauté. Je ne l’avais pas entendu arriver.