Bernard Ruhaud / Là-bas "A Toulouse, en face de ce que nous appelions l'OMNIA (AZF), il y a un hôpital psychiatrique. De nombreux malades ont été blessés par l'explosion, ainsi que ceux qui les soignaient. Mais cela pourrait se passer à New York, à Bagdad, à Gaza ou encore, qui sait où ?" BR |
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Bernard Ruhaud vit à La
Rochelle. Educateur spécialisé, titulaire du Diplôme
Supérieur
de Travail Social, il assure la formation des assistantes maternelles
de l'Aide Sociale à l'Enfance de Charente-Maritime.
Il est auteur de romans, de poèmes et de nouvelles. Là-Bas est publié dans le 1er numéro de la revue de l'association "Quai des Lettres" qui sort cette semaine et paraîtra avec d'autres nouvelles chez André Raynaud (Rumeur des Ages). e-mail / courrier : via le site |
Bernard Ruhaud / Là-Bas Jour et nuit à B. Il est sept heures dix. Il fait beau. Par la fenêtre je vois des arbres et derrière les arbres se dresse un bâtiment. C'est une longue bâtisse en briques, du XIXème siècle, perpendiculaire au pavillon dans lequel je me trouve. Au bout on devine plusieurs bâtiments adjacents. La façade est percée de fenêtres avec des volets rouge foncé. Ce n'est pas laid. Les arbres sont élégants. Il y a une rangée de tilleuls et des cèdres, plus dispersés, quelques cyprès. Mon pavillon est récent. Tout est moderne. Les fenêtres sont larges, avec des montants en alu. Les persiennes sont en plastique et se ferment électriquement, de l'intérieur. Mais je ne les clos jamais. Je préfère vivre au rythme du jour. Je n'allume jamais la lumière non plus. De la fin du printemps au début de l'automne, je n'ai nul besoin d'éclairer, les nuits sont plus courtes que mon sommeil. Et l'hiver je m'habitue à l'obscurité. La pénombre, c'est reposant. La pénombre et le silence. Presque rien. On apprend à mieux y distinguer les choses. Elles n'en ont que plus de présence. Rien ne nous échappe. Le mouvement du jour éclaire tour à tour un angle puis un autre de la chambre, jusqu'à s'éteindre tout à fait. J'aime aussi surprendre le matin, quand il va naitre. C'est la lumière artificielle que je crains. Parfois quelqu'un entre et appuie sur l'interrupteur. Bien sûr je suis ébloui. C'est brutal et violent. Je porte les mains à mes yeux pour les protéger. Dès que l'intrus a quitté les lieux, j'éteins et la tranquillité revient. Je n'aime pas la lumière, sauf si elle est naturelle, comme celle du jour, même quand il fait beau et qu'elle est très vive. La clarté du jour est toujours harmonieuse, normale. Je n'aime pas le bruit non plus, enfin pas tous les bruits. Je me suis lassé de la musique. Les arbres sont derrière la haie, une rangée d'arbustes taillés avec soin et une clôture en grillage. Après la haie il y a une petite route. J'entends des voitures l'emprunter. Des voitures et des camionnettes, pour le personnel ou les livraisons. Le pavillon est entouré d'une allée de gravillons puis d'une bande gazonnée. Quand quelqu'un marche à l'extérieur, je distingue son pas sur les graviers. C'est rare. Mais ce bruit-là ne me gêne pas. C'est un bruit simple, fluide et sec en même temps. Rien à voir avec le bruit des pas dans le couloir. Je les connais tous et n'en aime aucun. Il y a le bruit de pas pressés de ceux qui ont quelque chose de précis, sinon d'urgent, à faire. A l'inverse, il y a le bruit du pas traînant de tous ceux qui n'ont strictement aucune obligation mais ne peuvent se tenir tranquilles. Et puis il y a le bruit du pas serein, régulier, sûr de lui. Je me méfie des gens qui marchent comme cela. Ils ont trop de contrôle d'eux mêmes pour ne pas dominer aussi un peu les autres. Sur le gravier, le pas n'est jamais sûr, ni pressé. J'aime la lenteur. Dans la pénombre tout est lent. Le jour met des heures à venir puis à s'effacer, sur le lit, sur la table de nuit, sur la chaise. A part ce petit mobilier, il n'y a pratiquement rien dans ma chambre. La minuscule salle de bains dont je dispose est plus encombrée avec son miroir, sa corbeille, les serviettes et produits de toilette divers. Aussi je tiens toujours fermée la porte de la salle de bain pour ne rien laisser au désordre. J'aime le vide, le vide et la lenteur. Tout est toujours très lent ici, du moins chez moi, si l'on peut dire que c'est chez moi. On a le temps de distinguer le moindre mouvement et tout cela reste à l'esprit. J'ai eu la chance, il y a longtemps, de voir la première pièce de Bob Wilson, Le regard du sourd. Ce fut une véritable révélation. Avec cette seule et première pièce, Bob Wilson s'imposait comme l'un des plus importants dramaturges du XXème siècle. Tout le monde fut subjugué par ce spectacle de quatre heures, pratiquement sans dialogues, où tout se déroulait dans un silence profond et une extrême lenteur. Un même mouvement d'acteur ou de décor pouvait durer plusieurs heures. Mais à force il n'était plus possible de tout voir en même temps. C'était étrange et silencieux, magnifique. De toutes les pièces de théâtre auxquelles j'ai pu assister ou participer, elle reste celle qui m'a le plus impressionné. J'ai fait un peu de théâtre amateur, il y a lontemps. C'était pas mal disaient les amis. Mais de cela aussi je me suis lassé. Comme aussi j'ai cessé de lire. Quel intérêt ? Bien sûr il y a des livres admirables. Mais je n'arrive plus à y croire. Rien sur la table de nuit, pas une lampe, pas un livre, pas un journal. Rien aux murs. Tout est pur. Même ainsi je n'arrive pas à tout saisir. Il est strictement impossible d'avoir ne serait-ce qu'un instant une totale conscience du réel qui nous cerne. Impossible de tout voir, de tout entendre, de tout retenir. Nous sommes toujours et partout perdus dans l'immensité du réel, aussi restreint soit-il. J'ai presque tout évacué et même ainsi le réel m'échappe, du moins pour l'essentiel. Mais je me sens mieux. Moins le monde est là et plus j'y suis. Le reste ne m'intéresse plus. Seule compte ma capacité à tenir dans mes perceptions et dans ma conscience ce que j'ai la chance de pouvoir saisir. Le reste me fait peur, il y en a trop. Trop de choses, trop de lumière et trop de bruit. Il fait beau. Il est sept heure vingt. Je n'ai plus de montre non plus mais je le sais. Depuis que je suis dedans, je ne me suis jamais trompé. Je n'ai même jamais eu à vérifier. Je sais quelle heure il est. C'est tout. Et c'est énorme. Je suis très satisfait d'avoir maîtrisé cette part essentielle du réel : la conscience exacte du temps. Sans artifice, sans instrument, je sais. Tous les quarts d'heure, les cloches de la chapelle viennent confirmer l'exactitude de mon calcul. Mais elles n'y ajoutent rien. Je sais l'heure sans elles et je ne m'en suis jamais servi pour l'estimer. Je n'aime pas non plus le bruit de ces cloches. Elles me surprennent toujours et me troublent un peu, comme si elles voulaient dissimuler mon propre compte du temps qui passe. Je ne sais même pas où se trouve la chapelle. Je suppose qu'elle est adjacente au bâtiment principal, celui dont je vois par la fenêtre l'essentiel des deuxième ou troisième étages. Elle fait partie du domaine et doit être réservée à ses occupants. Parfois, très rarement, ce n'est pas l'heure mais le glas qui sonne à voix lente. Bien sûr il doit s'agir chaque fois des obsèques d'un des occupants du domaine. Des gens meurent ici, après des années de réclusion. La famille, s'il en reste, et les amis, s'il y en a, assistent sans doute à la cérémonie. Peut-être même y a-t-il un cimetière. C'est un vaste domaine. Du moins à ce que j'en devine. A part le moteur des véhicules passant le soir et le matin sur la petite route, derrière la haie, il ne parvient jusqu'à mon pavillon aucun bruit extérieur. J'en déduis que le domaine est vaste, ou qu'il est loin de tout. Sept heures trente. Je n'ai jamais eu peur
de la mort. Il m'est même
arriver de la souhaiter. Je ne sais pas si c'est un avantage ou un inconvénient.
En fait je n'y ai jamais été vraiment confronté.
J'ignore comment je réagirai quand cela se produira. Je ne sais
pas si je serai malheureux, terrorisé ou soulagé, à l'approche
de ma propre mort, si toutefois elle m'est annoncée. J'ai davantage
peur du malheur. La vie est dure. Même quand tout va bien l'existence
est difficile, tous les jours. Je n'ose imaginer le sort de ceux dont
les conditions sont épouvantables, qui ont faim, qui ont froid,
qui ont peur, qui vont être expulsés, qui vont être
battus, ou bombardés, ou qui vont perdre leur travail et avec
lui l'espoir d'une vie convenable, à défaut d'être
plaisante. Ce que l'on prend pour le bonheur n'est qu'un combat pour
celui-ci. Dès que la fatigue nous submerge l'illusion cède
au désespoir. Je n'aime pas la vie. Elle est trop dure. Trop dure
pour moi et pour tout le monde. Mais sauf à mourir tout de suite,
je ne vois pas comment faire autrement qu'avec la vie. C'est à dire
avec la douleur. Huit heures douze. Incessamment quelqu’un va frapper et entrer. Aujourd'hui c'est Geneviève. Elle m'apporte le plateau du petit déjeuner. Toujours le même, un bol de café au lait, trois morceaux de sucre, deux tranches de pain, une portion de beurre et une petite barquette de confiture. Je connais aussi le menu de midi, celui du soir et de tous les autres jours. J'arrive à m'en souvenir en dépit des aléas des livraisons, des incidents en cuisine ou encore des congés du personnel. Je me trompe rarement. C'est encore une chose que j'ai réussi à maîtriser, de même que la rotation des agents, du moins ceux qui viennent m'apporter quelque chose dans la chambre, les autres je ne les vois jamais. Au début, les infirmières me conseillaient de sortir et m'ont même proposé de m'accompagner dans le reste du pavillon ou autour, sur les graviers de l'allée. Je m'efforçais au contraire de restreindre toujours davantage mon univers, de façon à mieux le maîtriser. Mais comment leur dire cela et surtout le leur faire comprendre ? Le plus simple, c'était de ne jamais refuser leur proposition mais de ne pas la suivre. Ils ont fini par me laisser tranquille. Et même ainsi, je les trouve bien envahissants. C'est à cause des bruits et de leur irruptions dans ma chambre, parfois en pleine obscurité. Ils allument la lumière et je suis brusquement désemparé. C'est presque douloureux. Le pire ce sont les bruits, surtout ceux des ustensiles, du téléphone, des chariots, des pas, de la télévision aussi, quand quelqu'un monte le son. Même les voix me déconcertent. Tous les bruits en fait. Rien à voir avec les sons naturels venant de l'extérieur. Ceux-là je les savoure. Le bruit du vent, celui de la pluie le long des gouttières ou sur le gravier, quand l'averse est drue. Le bruit de l'orage, très brutal d'abord, puis qui se disperse en rebondissant. Le cri des oiseaux. Toutes sortes d'oiseaux. Surtout les corbeaux. Beaucoup d'oiseaux fréquentent les arbres du domaine. L'hiver des mouettes viennent même se chamailler jusqu'ici. Les mouettes évoquent la mer, toute la mer. Elle est loin pourtant. Quand les mouettes viennent profondément à l'intérieur des terres, c'est que l'hiver est rigoureux dit-on. J'ai longtemps habité au bord de l'océan, dans une très belle ville. Le dimanche, je longeais la côte, à pied. Il y avait des marais, des bosquets, des collines. De partout on voyait la mer. Juste avant l'hiver, des quantités innombrables d'oiseaux de toutes sortes faisaient halte dans ces marais. Cela faisait certains matins un grand tumulte au bord de l'eau. Je n'habitais pas loin des marais, dans un quartier résidentiel, en haut d'un immeuble. J'aimais bien cet appartement. On voyait loin. La nuit je passais parfois des heures, dans l'obscurité, à observer le mouvement des phares et guetter celui des bateaux. J'étais marié à cette époque. J'ai été marié pendant deux ans. Estelle était gentille. Nous nous sommes aimés sincèrement et même après notre séparation, nous avons gardé de l'estime l'un pour l'autre. Nous n'aurions pas dû nous marier, c'est tout. Au début Estelle disait que j'étais différent des autres, que j'étais délicat et même subtil, que je n'avais pas d'exigences amoureuses égoïstes et intempestives, comme les autres hommes, que je savais attendre et saisir l'opportunité de lui faire plaisir. Elle disait que je la mettais en confiance et qu'elle était bien avec moi. Et puis elle a commencé à s'ennuyer. Je n'aimais pas sortir, ni inviter des gens. J'aimais mieux me promener seul ou avec elle, à pied, au bord de la mer et de préférence à l'automne ou en hiver, quand les jours sont maussades et les chemins déserts. Je l'accompagnais au restaurant ou en boîte, pour lui faire plaisir, mais je n'aime pas danser et je crains le bruit. Alors elle dansait seule ou avec d'autres. Parfois elle sortait sans moi. Un printemps nous avions fait une croisière en Norvège. J'avais amené des livres et quand je ne m'enfermais pas dans la cabine, je m'installais dans un salon du pont supérieur. Le paquebot glissait lentement entre les montagnes. C'était calme et beau. Estelle me rejoignait un instant puis repartait participer à je ne sais quelle animation ou séance de jeu. Elle était heureuse. Moi aussi. Mais jamais ensemble. Estelle était infirmière. Elle travaillait souvent de nuit. Pendant des semaines entières nous nous croisions tous les matins. Je sais que certaines fois, elle n'allait pas à l'hôpital. Elle passait la nuit avec quelqu'un. Je la sentais très embêtée lorsqu'elle rentrait et comme elle ne sait pas mentir, je me gardais bien de lui poser des questions. Elle a fini par me le dire elle-même. Elle était plus malheureuse que moi. Elle avait rencontré un autre homme, peut-être moins gentil mais plus gai. Elle est allée s'installer avec lui. J'ai gardé le bel appartement et elle a pris la plupart des meubles. Mais je n'avais pratiquement besoin de rien, ou de si peu. J'avais même résilié l'abonnement au téléphone. Personne ne m'appelait jamais. Pendant des mois, avant de déménager et de changer de région, j'ai occupé seul ce grand appartement à peu près vide, d'où on voyait la mer. Neuf heures cinquante cinq. J'ai dû m'assoupir. Cela m'arrive après
le petit déjeuner. Je prends la seconde douche de la journée
et je m'allonge sur le lit où je m'endors quelques instants. Une demi-heure,
rarement davantage. Puis je reste couché dans le calme. Je suis bien. Je veux mourir. |