Hervé Chesnais / Toute littérature est le tombeau d'un amour
pour saluer Joseph Winkler

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SALUER JOSEF WINKLER, par Hervé Chesnais

 

 

Lorsqu’à la fin des années 90, la presse a commencé à parler du gouverneur néo-nazi de la Carinthie Jorg Haider, ne connaissant pour ainsi dire rien de l’Autriche, et n’étant pas germanophone, j’aurais dû ne rien savoir de cette province. Or non. Que la Carinthie soit le berceau du renouveau de l’extrême droite autrichienne m’a paru la fatalité même. J’avais lu en 1994 Le serf de Josef Winkler, je savais donc que la Carinthie était un des noms possibles de l’enfer.

La lecture du Serf, traduit par Eric Dortu, est une des expériences les plus radicales que puisse offrir la littérature des vingt dernières années. On demeure stupéfait qu’un si petit pays soit le nid d’une violence telle de la part de ses créateurs, violence qui ne cesse de se renouveler pour sommer la nation qui l’a fait naître de rendre des comptes, depuis Thomas Bernardt jusqu’à Josef Winkler aujourd’hui. Il serait cependant erroné de voir dans Le serf la prophétie des succès de Haider, et de réduire l’œuvre à la dénonciation de la rémanence du Nazisme dans un duché reculé d’un empire réduit à son nombril. Les premières pages nous l’interdisent : apocalyptiques, elles dépeignent l’incendie d’un village à la fin du XIXe siècle. Dès la deuxième phrase, la Madonna sulla seggiola de Raphaël brûle, et avec elle l’enfant Jésus qu’elle tient dans ses bras. Dès la deuxième phrase, nous sommes fixés ; l’œuvre de Josef Winkler est fondamentalement blasphématoire et iconoclaste. Cependant elle ne cesse jamais, un peu à la manière des cardinaux de Francis Bacon, d’être elle-même le tableau du tableau qu’elle détruit. Kamering fut brûlé par des enfants. Winkler est un enfant de Kamering.

Kamering, le village incendié, sera reconstruit en forme de croix. De croix, pas de carrefour. Il sera donc question de catholicisme, plus précisément de ce catholicisme doloriste du croissant baroque. On comprend très vite que la violence inouïe de l’écriture de Winkler vient de là, qu’elle est la réponse esthétique à la brutalité de l’église et de la société autrichiennes que Winkler dépeint au travers de Kamering, et de la figure de son père, « le laboureur » qui sanglote de nostalgie au souvenir des années hitlériennes. Que si, dans ces années 80, il continue de demeurer en Carinthie, lui le pédé, lui l’écrivain si scandaleux, c’est qu’il sait qu’il lui faut absolument porter le scandale au cœur du monde d’où il provient, être lui même le crachat sur la face bien pensante de ce tout petit monde de paysans crasseux et arriérés maintenus en ignorance par une religion omniprésente, petit monde qui se révèle bien vite derrière l’affiche folklorique d’alpages, d’edelweiss et de gîtes ruraux que Winkler lacère avec un sens confondant de la satire. L’épigraphe extraite du De Profundis de Wilde indique d’ailleurs bien, par le choix même de l’œuvre et de l’auteur, que Winkler est conscient du risque qu’il prend.

De même que tout blasphémateur est un mystique retourné, il est fascinant de constater à quel point Winkler, dans sa rage, réinvestit l’esthétique baroque, et se fonde sur la toute puissance de l’image. Le lecteur découvre, ahuri, la fin du monde en quatre pages : des chevaux en flammes ruent, les morts s’avancent, le prêtre donne la communion avec des hosties noires de suie. « Hitler de Nazareth » apparaît dans l’église. Deux garçons se pendent après s’être enculés. On priera pour eux. Un bon pédé est un pédé mort. A cette veine presque fantastique succède dans Le serf une « chronique familiale », sans que la violence décroisse, ni que les images cessent leur stupéfiante sarabande : si le père est évoqué avec « ses gants de travail en cuir, son chapeau usé et graisseux et son bleu de travail rapiécé », on le voit aussi se coiffer d’un ostensoir en or noué sous le menton par « deux ombilics séchés de jument », et communier seul, pieusement païen. C’est une famille où s’échangent dentiers et lunettes, où la bave des chevaux vaut la salive des baisers. Le lecteur tache de reprendre son souffle, ce que les ruptures de ton interdisent : l’horreur absolue de certaines scènes, la crudité de l’évocation des corps, tour à tour forniquant, crachant, crevant, mutilés, décomposés, magnifiés, le foisonnement biologique des humeurs et des sécrétions, alternent avec des passages d’humour macabre, d’ironie désespérée. C’est la réponse de Winkler au chaos du monde, une réponse chaotique elle-même, contradictoire. Images bibliques pour cracher sur l’Eglise, haine du « laboureur » chez qui pourtant il a choisi de vivre (« je déteste tellement cet endroit que je ne pourrais jamais vivre ailleurs »), le dégoût de soi vaincu par la lecture de Jean Genet , c’est l’écriture qui assure la cohérence de l’entreprise.

Le serf, c’est l’accomplissement d’une colère, mais aussi son épuisement progressif. A la fin de l’œuvre apparaissent de nouveaux motifs… A l’ignoble terroir de la Carinthie répondent, un peu comme en contrepoint, la mention de Trieste, l’évocation de Rome. Le récit s’interrompt parfois, pour laisser place à des considérations sur l’écriture ou le langage :

« Après avoir couché mon enfance et mon adolescence sur le papier, je pensais que le processus d’écrire aurait brûlé mes entrailles, et qu’il m’aurait fallu continuer à vivre avec un corps creux et desséché. Je n’avais plus aucune envie de mourir ni aucune envie de vivre.(...)
Je voudrais détruire tout ce que j’ai construit et ériger sur ce bûcher un nouveau palais que je pourrais raser à nouveau. Plus sa décoration sera luxueuse, plus jouissive sera ma folie de destruction. Je ne puis me confier qu’à mon langage . Je n’ai jamais aimé personne sans que me vînt l’idée de le tuer, afin de pouvoir pleurer près de son cercueil sur mes propres souffrances.
Dans ma phase de recherche d’une formule, je me heurte chaque jour aux limites de mes possibilités d’écrivain, je m’arrête au pied d’un mur que je voudrais abattre, et je m’y écorche le crâne jusqu’au sang. Dès que le sang me coule entre les dents et par le nez, je rebrousse chemin pour me précipiter une nouvelle fois contre ce rempart. »

Ce n’est donc pas le découragement ni la défection qui expliquent le départ de Winkler pour l’Italie (départ d’ailleurs tout relatif), mais bien la nécessité d’un renouvellement, l’établissement d’une sorte de dialectique des lieux : alternent désormais Rome ou Naples et la Carinthie à laquelle il ne cesse de revenir, Cimetière des oranges amères (1990, traduction 1998) et Quand l’heure viendra (1998, 2000). Si le style s’apaise, la force demeure, plus ramassée, et l’on reste toujours coi devant l’efficacité de l’écriture, qu’il s’agisse de ricaner à propos des boutiques d’objets pieux, de raconter des dragues qui rappellent Genet et Pasolini, ou d’établir l’inventaire des morts du village, scandé par les Litanies de Satan de Baudelaire et l’évocation de rituels primitifs répugnants des paysans de Kamering.

Je voudrais cependant insister surtout sur le dernier texte traduit par Bernard Banoun, Natura morta, une nouvelle romaine, qui me semble n’avoir pas connu en France le retentissement qu’il mérite, hormis une excellente note de lecture de Christine Vandenberghe dans la revue Contrepoint en juin 2003. D’emblée, on y retrouve le style de Winkler, cette manière inimitable de produire des images inouïes tout en restant au ras des choses. Si la veine « fantastique » a complètement disparu, les thèmes obsessionnels de l’auteur s’y inscrivent à nouveau : hantise des corps, du biologique, des viscères, de la boucherie, fascination pour les marges, et le catholicisme, encore et bien sûr. La description d’un marché pouilleux près de Termini, est l’objet d’une somptueuse hypotypose. Winkler ne se met plus en scène comme dans Le serf, mais s’astreint à un point de vue externe qui assure l’organisation du tableau d’un tel foisonnement de motifs que le lecteur, enivré par la puissance de la représentation, manque de s’y perdre, d’autant que chaque phrase semble constituer une unité autonome, un motif d’une étonnante concentration, et fait douter qu’on ait affaire à un récit. Comme dans Le serf, une mention au tout début d’une image sainte, de Guido Reni cette fois : impossible d’échapper à la peinture. On pense à une des ces proses virtuoses qui tente de s’affranchir de la tyrannie de l’histoire, on a tort.

Les premiers mots du texte justifient d’emblée le titre : « des pêches blanches et un bouquet de genêt rouge », mais pour mieux le démentir dans les lignes qui suivent tant la mobilité du regard du narrateur crée l’illusion d’un mouvement. C’est à nouveau le chaos, le grouillement où vie et mort ne cessent de se tutoyer, où la grâce d’un personnage, Piccoletto, « le fils de la marchande de figues » semble l’élément fédérateur de l’ensemble. Mais ce chaos s’organise progressivement, par l’orchestration savante de répétitions tout au long du récit : Winkler revient régulièrement sur les cils de l’adolescent, sur la totoche de plastique qu’il porte en boucle d’oreille, sur le crucifix noir qu’il suce par instants. Il l’observe vendre du poisson à la fraîcheur douteuse, le voit marcher dans les ordures du marché, le retrouve au Vatican qui charme filles et garçons. Autour de lui qui seul a la grâce, gravite un univers chaleureux et misérable, d’une incroyable disparité. Ce marché de Termini, donc d’un quartier populaire et de mauvaise presse, est l’exact envers du Campo di Fiori si touristique : ici, des produits de seconde main, des petits voleurs, des gitanes qui marchandent des soutiens gorge, des michetons marocains, des pakistanais, un marchand toxicomane d’animaux vivants, un poissonnier obèse qui bande pour les travestis et dont on devine à la fin qu’il bandait peut être aussi pour Piccoletto, un autre vendeur de poisson, Nazi-skin. Le monde entier s’est donné rendez-vous là, et les désirs circulent comme les marchandises. Si le regard de Winkler s’avère toujours incisif, quelque chose a changé. Au milieu des becs de lièvre, des dents d’or, des têtes d’agneaux, des pattes de poulets et des fruits pourris, quelque chose de tendre. Sans doute était-ce nécessaire pour mieux assommer le lecteur. En une page, cet univers bascule, sans pourtant que l’écriture dévie de ses principes. Le tragique, absolument, sous la forme d’un maillot de corps déchiqueté où était imprimée une photo des Beatles, le sang d’un cadavre qui vient se mêler aux écailles de poisson sur le ventre du poissonnier obèse qui le porte, devenant ainsi Pietà d’un calvaire postmoderne. Genêt blanc, genêt rouge, le bouquet de Foccio le gros poissonnier efface celui de la première phrase. On referme le livre avec le cercueil : toute littérature est le tombeau d’un amour.

 

Hervé Chesnais